Une idée du lieu où se déroule l'action : le Roi Lion fut une source d'inspiration

Une idée du lieu où se déroule l'action : le Roi Lion fut une source d'inspiration

Chapitre 1 : Planter de décor, d’accord ?


C’est sous d’australes latitudes, par une soirée plus chaude que d’habitude, que se déroulera la plus incroyable scène que le monde ait jamais connu, et pas non plus la moins ridicule, et ça lors d’un été qui aura une fois encore battu des records de canicule.

Un haut plateau entouré de falaises à pic comme des remparts et au beau milieu duquel coulera une large rivière semblant sortie de nulle part, sera le lieu où se jouera l’avenir de Terre et celui de tous ses locataires. Il ressemblera fort au point culminant du Tibesti, l’inouï sommet de l’Emi Koussi, cet effrayant cratère africain de dix mille hectares de superficie qui pointe son nez à trois mille quatre cent quinze mètres en l’air, forme une vaste cuvette de terre telle une ellipse et éclipse tous les volcans environnants. Comique coïncidence à la symbolique non sans incidence sur l’ambiance : un climat volcanique accablera justement les lieux de sa chape de feu. A l’heure de cet événement si grave, un soleil suave, se couchant en rougeoyant, inondera l’endroit d’une impalpable lave. Un rocher plat surplombant ce parterre fera office d’estrade dans ce semblant de stade et donnera à l’aire rougeâtre l’air d’un gigantesque amphithéâtre.
Avec la puissance et la pureté des rayons solaires, les murs de grès clair auront emmagasiné de la luminosité et dans l’obscurité naissante, ils joueront les écrans géants, leur lisse pente éclairant le néant tel un néon. Alors même que le jour perdra de sa brillante allure, la température ambiante restera brûlante. Comme un écho au ballet du sirocco, le vent passera le balai dans ce palais, depuis le sol jusqu’aux plus hauts rocs, faisant plier les herbes et frémir les rares arbres de cette déserte nature, auxquels feront défaut leur verte ramure. Ce courant d’air apportera un brin d’aise dans cette fournaise.

L’aridité du terrain ira curieusement jusqu’aux rives de ce fleuve peu affable, car ses eaux ne voudront plus pénétrer cette surface devenue imperméable. Pied de nez à l’éternel combat entre l’eau et la roche, ce jumeau d’Okavango glissera impassiblement sur ce toboggan sorti de sa poche. Depuis longtemps il aura remporté une victoire bien illusoire et cessé de donner à cette terre burinée les gouttes de vie dont auront bien besoin toutes les espèces végétales autour de lui. En ces temps avancés, l’eau sera devenue un met aussi rare qu’elle est précieuse et âgée, de sorte que fleuves, rivières et ruisseaux dédaigneront à la partager. « Chacun sa foi, chacun sa loi, mais surtout chacun pour soi ! » est la règle d’or quand on possède un pareil trésor. Aussi invraisemblable que cela pourra sembler en ces temps de sécheresse durable, sa source semblera intarissable. Continuellement indifférent, ce gros cours d’eau suivra son cours jusqu’à la mer, alors à quelques encablures de là, puisque dans cet amer futur-là, les continents se seront réduits sous la pression d’océans incontinents. En effet, les banquises des pôles ne seront plus dignes de porter leur nom : à vue d’œil, la glace aura fondue sous un soleil de plomb comme dans un verre d’eau chaude un glaçon. Les marées basses auront disparu et aux marées hautes succèderont inexorablement des marées encore plus hautes.

Et l’histoire controversée de ce lieu donnera à cette histoire mythique son caractère mystique. A l’instar du Cedar Berg, il avait autrefois été une forêt florissante et, comme c’est bizarre, une même main, inconsciente de son chemin, avait ruiné cette riche vallée au point de faire de cette merveille éphémère un paysage ruiniforme et lunaire. Le piton rocheux y sera la règle et la végétation l’exception. De la si vivante lande d’antan ne restera plus qu’un navrant no man’s land. Ainsi qu’un souvenir hantant les mémoires et inspirant les histoires.
Mais s’il avait été par le passé, à son summum, un somptueux arboretum, il n’en restera pas moins un magnifique point de vue offert au regard, même quand, dégarni par la violation, son aspect aura subi une radicale transformation. Ce contraste insaisissable et la rencontre des quatre éléments terre, eau, feu et air en ce lieu quasi-clos donnera à notre tableau une beauté venue d’ailleurs. D’ailleurs c’est un signe que quelle que soit son allure, la beauté de la nature se retrouve partout et toujours, d’un extrême à l’autre, dans mon œil ou dans le vôtre.

A mi-chemin entre éden pour la vue et enfer pour la vie, le lieu de notre affaire sera un juste reflet de la situation régnant sur Terre. Car c’est à un cataclysme hors de maîtrise qu’elle sera confrontée, comme tous les êtres vivants y habitant. Non pas ce genre de cataclysme soudain et bref, du style séisme, mais une catastrophe au contraire lente et cruelle, et qui n’aura rien de naturelle. Le mal le plus symptomatique qui, en toute logique, aurait dû être cause de panique, sera un changement du système climatique. On sait du climat qu’il est cyclique, voire, des fois, colérique. Mais cette fois, la colère se sera faite trop régulière pour qu’il n’y ait pas quelque chose de pervers là-derrière…
La brutalité et les causes de ce bouleversement ne laisseront rien augurer de bon à Gaïa, l’esprit créateur, et à Terre, son chef d’œuvre planétaire. Les précédents chocs de grande ampleur auront été dus à des éléments extérieurs, comme la météorite qui jadis avait mis Terre KO en la percutant avec trop de vigueur et entraîné un chaos synonyme de mort, cet uppercut précipitant la disparition des dinosaures. Cette fois-ci, le souci sera sans commun rapport, fruit pourri de l’intérieur par un ver de Terre de malheur. C’est dans son propre intestin, en son sein même, qu’agira la main attisant la hantise du jour sans lendemain.

Oh ! Ce glissement chaleureux n’aura pas été du genre tapageur. Tel un reptile, il aura avancé masqué mais d’un pas assuré, il aura rassuré pour mieux tromper. Ainsi, la température aura perdu en stabilité du fait de l’activité terrestre et augmenté de quelques degrés par siècle. Cela aura semblé somme toute tout à fait négligeable aux habitants d’alors, voire même agréable pour certains cadors. Sous-estimant le danger, ils n’auront pas réagi à temps et pris les mesures s’imposant. Voilà l’os : cette hausse est comparable à celle qui, quelques quinze mille ans auparavant, avait fait passer Terre du dernier âge glaciaire au climat tempéré qui lui a succédé… « Petits faits, grands effets » dit la maxime : ces changements de températures d’envergure apparemment minime auront tout de même été d’une violence extrême pour Terre comme pour Gaïa, l’esprit créateur, et cela malgré leur résistance téméraire. Main dans la main, toutes deux souffriront en même temps des mêmes maux et ce réchauffement aura déjà fait chez les humains comme chez les animaux des millions de morts au bas mot ! Dérèglement irréversible dû à trop d’errements ou à un manque de règlement, le fait est que la planète n’aura plus la même santé ni le même rendement.

Pour rendre compte chronologiquement du contexte, c’est petit à petit qu’une trop forte concentration de gaz à effet de serre aura provoqué une augmentation de la température moyenne sur Terre, une dilatation des eaux de surface des mers, ainsi qu’une lente fonte de la glace dans les zones polaires. Estropiées, les forêts n’auront pu recycler toutes ces horreurs en vapeur et se trouveront asphyxiées. Dans le même temps, la fonte des glaciers réduira leur pouvoir rafraîchissant, et ils pourront à peine contenir l’inexorable hausse de la température moyenne. Insidieusement, l’eau des océans se sera refroidie en même temps que son niveau se sera élevé. Premier effet « Sea’s cool » : le mécanisme des courants maritimes, régulant le climat comme le Gulf Stream, aura tourné maboul. Deuxième méfait, l’eau se sera précipitée avec sa clique liquide à l’intérieur des terres, sous les yeux livides des habitants des régions côtières. Ces changements rampants auront surpris tout leur monde quand les mauvaises ondes et leurs effets particulièrement violents auront été appréciés à leur juste valeur par les locataires de Terre : raz de marée, tsunamis, ouragans, blizzards et autres sécheresses d’une gravité sans précédents auront été autant de fléaux frappant sans distinction la créature pécheresse et les innocents... Chaque être vivant de chaque région aura eu à souffrir de ces bouleversements et catastrophes à répétition, apostrophé par tant d’exhibition. Ainsi en va-t-il en général : on n’observe un changement avec les yeux et la bouche grands ouverts que lorsque ses conséquences touchent jusque dans la chair.

Le climat qui, dans le temps, avait été tout raison et tout équilibre ne sera plus que déséquilibre et déraison. Au fil des années, les zones climatiques propres aux écosystèmes, auront été poussées à l’extrême, perdant en cohérence et en diversité sous la violence de l’adversité. Et désormais, ce sera un climat quasi bi-forme qui régnera sur ce monde déformé. Les conditions qu’il offrira oscilleront tantôt vers le brûlant, tantôt vers le glacial, de sorte que Terre aura l’air d’un malade pris d’une fièvre, soufflant le chaud et le froid, mais plus le tiède.

Ce temps terrible sera le mal le plus tangible affectant Terre, mais cela ne sera pas le seul pour autant, et nombre seront indicibles car encore invisibles. Sera-t-il encore possible de faire marche arrière, ou, à défaut, de stopper l’hémorragie de Terre et d’éviter la contagion d’autres régions d’Univers ?

Chapitre 2 : Rencontre au sommet


Le décor est planté. C’est donc ce paysage panoramique, à la fois chaotique et grandiose, qui sera la scène de cette pièce de théâtre, qui aura une très nette importance pour notre planète et qui verra l’apothéose d’un roi ainsi que celle de Gaïa.

En ce jour extraordinaire et fantastique, ce lieu n’aura plus rien d’ordinairement fantomatique, puisque s’y trouvera réunie une assemblée aussi éclectique qu’elle sera diplomatique. En effet, toutes les espèces animales peuplant Terre, de Fourmi Rouge, lilliputienne terrienne, à Baleine Bleue, Gulliver des mers, en passant par Cacatoès Blanc à Huppe Jaune, punk des airs, s’y seront donné un rendez-vous complètement fou. Elles auront chacune envoyé deux représentants, mâle et femelle s‘entend, sans enfant évidemment. Certaines espèces hermaphrodites feront cependant exception en ce mois d’août et se seront décidées à faire leur coming-out en se rendant à cette cérémonie inédite et sensationnelle en paire résolument bisexuelle. Chaque acteur aura une place réservée spécifique à ses particularités : la plaine d’herbe séchée sera la chaise de paille des terriens multipèdes, cul-de jatte et de leurs ouailles, le ciel un siège et une table confortables pour ceux qui auront des ailes et l’eau aigre-douce et doucement salée de la rivière le fauteuil des marins d’eau douce et d’eau de mer.
Un air de jamais vu ? Perdu ! Jadis, dans des circonstances dont la ressemblance laisserait presque penser à un remake, deux individus de chacune des espèces avaient aussi étés réunis par un mec, Noé, puis, pour échapper au Déluge, avaient trouvé refuge dans une arche juste avant que les nuages ne se fâchent.

Mus par un appel au pèlerinage, ils arriveront donc petit à petit, en nage. Brebis, pas, aura trouvé le moyen de se perdre en chemin, mais par chance, elle avait fini en compagnie de la paire Bison, tous deux très affûtés et qui n’avait pas perdu leur sens de l’orientation. Pour tous, la sainte route vers cette tente imaginaire aura été longue et éreintante mais également l’occasion de rencontres aussi insolites que bruyantes. Aussi, nombre auront été étonnés, qui de faire un bout de chemin avec couple Okapi, qui de partager son vol avec Papillon ou qui encore de suivre Hippocampe dans son sillon. D’autant qu’ils auront été pénétrés à l’insu de leur plein gré par une force inverse à celle de Babel, apportant avec elle à chacun une voix nouvelle, intelligible de son voisin, et à tous l’atout du langage commun. Tous seront donc sous le choc des questions qui dans leurs têtes s’entrechoqueront. Pourquoi donc cette mutuelle compréhension, qui ouvrait pour de bon la porte à de belles discussions ? Qu’était-ce que ce prodige ? On n’avait pas vu ça depuis des piges ! Et puis, comment expliquer cette convergence générale du monde animal, nullement concertée de la part des concernés, vers ce lieu unicolore dont ils ignoraient tout il y a peu encore ? La foule, intriguée, sera parcourue d’un murmure aux multiples sonorités… Mais pas de caquètements, ni d’hululements, aucun roucoulement, pas plus de piaillements, et pour cause : inexplicablement, le chant des oiseaux sera aux abonnés absents et, pour s’exprimer, ils n’auront que les mots de cet espéranto.

Sur le rocher se tiendra, droit comme un i et plus fier qu’Artaban et tous ses compagnons réunis, le roi des animaux : Lion. A ses côtés et veillant sur lui, reine Lionne contemplera, pleine d’admiration, sa crinière par le vent auréolée et que tout un chacun lui aura de tout temps envié. Celle-là même qui, dans le miroir, était le signe ostentatoire de son statut notoire : un monarque aux remarques réputées incantatoires.
Lion semblera absorbé par l’observation de cet orchestre, de cet échantillon hâtif, mais à première vue exhaustif, de la faune terrestre. Dans son rôle de héros de ce conte et de grand commissaire, il effectuera des comptes d’apothicaire. Arrêtant successivement son regard sur les présents, il tentera de faire un rapide bilan des traînards et des absents. Devant l’ampleur de la tâche à laquelle il fallait qu’il s’attèle, il considérera plus approprié de procéder à un appel.
D’une voix la plus forte et la plus distincte possible, mais qui ne sera pas encore très audible, il commencera par ordre alphabétique son énumération zoologique :

- Abeilles ?
- Prézzzentes ! zézaieront les deux hyménoptères.
- Ablettes ?
- Présentes ! articulera le couple de poissons.
- Actinies ?
- Présentes ! balbutieront en cœur les anémones de mer.
- Addax ?
- Présents ! répondra le duo d’antilopes.

C’est connu, quelque soit l’âge, un appel est synonyme de remue-ménage, mais là, c’est carrément dans un cirque pas possible que Lion devra procéder à cette terrible mais si classique obligation. Et quel cirque dans ce décor de fou qui, de par ses caractéristiques géologiques, constituait déjà un chapiteau idyllique ! Il suffit d’imaginer des millions d’êtres vivants, de toutes tailles et de toutes formes, rassemblés en dominos et dominés par Lion et Lionne, une inimaginable ménagerie à faire pâlir un Bouglione et saliver un directeur de zoo, répondant par paire à l’appel de leur nom par un « Présents ! » aux sonorités variables selon les animaux. Un véritable carnaval à en juger par le masque de Mandrill, qui sera l’attraction principale, celle qui déliera les langues autrefois stériles, celle qui rendra volubile.
Cela sera d’ailleurs l’occasion pour toute l’assemblée de se distraire et de se détendre après une route qui n’aura pas été des plus courtes ni des plus tendres. Il est vrai que les voix de certains seront particulièrement désopilantes et les boute-en-train ne manqueront pas d’entrain, c’est certain. A commencer par Poisson-Clown, qui vivait bien à l’abri dans les tentacules urticantes d’Anémone, avait fait route avec elle et qui ne pourra contenir un éclat de rire en entendant son hôte onduleuse répondre à l’appel de son nom dans une mélopée bulleuse. Par sa ronde attitrée, il entamera un numéro de pitre dans l’espoir d’attirer les regards sur ses couleurs flamboyantes, ce en quoi il réchauffera les rires et ouvrira la voie à tous les éclats de voix.
Prenant son mal en patience, Lion ne se trouvera point déconcerté par ce tumulte environnant et continuera une lecture qui sera pour lui d’un lassant… L’acoustique des lieux sera telle que, sans porte-voix, sa voix portera jusqu’à tous, et c’est tant mieux.

Alors que son calvaire touchera à sa fin, vers la lettre vingt, des acclamations viendront soudain interrompre Lion, atterré : c’était les derniers retardataires. Fidèle à ses habitudes, couple Tortue arrivera seulement, après une longue transhumance, accueilli sous les vivats pour sa meilleure performance de l’année : un temps, soit peu de retard pour ces traînards invétérés ! Certains les traiteront d’immatures, mais cela leur vaudra malgré tout l’admiration générale pour avoir ainsi su forcer leur nature.

L’appel fini, force sera de constater que seule une paire d’êtres résidents de Terre était absente, un couple qui n’aura ni battu sa coulpe ni même prévenu de sa non-venue. Et cette absence remarquée fera rapidement railler les mauvaises langues et pleuvoir, malheureusement pour ceux qui auraient aimé boire, uniquement les quolibets.
Coupant court à ces bêtises de bêtes, Lion s’adressera d’une voix forte et bourrue à tous ces individus, qui, en l’entendant, se seront tus instantanément :

- Sœurs et frères, venus des quatre coins de Terre, vous avez, comme moi, répondu à l’appel de votre instinct, qui vous a soudain mis en chemin. Comme moi, comme eux, vous ignorez pourquoi tous les oiseaux se sont brusquement arrêtés de chanter, mais en tout cas, c’est ce qui nous a poussé là. Cet événement sans précédent, qui a déclenché ce gigantesque mouvement, est aussi important que désolant ! Car ne plus entendre ces vertébrés volants se laisser aller à leur penchant préféré, ce chant qu’ils affectionnent tant et qui rythme nos journées, fut pour nous tous déroutant. Vous aussi avez résolument suivi vos pas jusqu’ici, répondant à une force fort résolue autant qu’inconnue. Et puis, vous avez tout comme moi découvert aujourd’hui que vous parliez cette langue arrivée incognito, sans avoir eu besoin de l’apprendre, cet espéranto qui nous permet de nous parler et de nous comprendre. A quoi bon une explication ? Tout ça restera sûrement pour nous tous et à jamais un paradigme sans nom et une énigme sans solution. Par contre vous devez avoir deviné ce qui nous a amené en ce lieu damné. Au vu du caractère vraiment exceptionnel de ce panel, vous vous douter qu’il s’agit de débattre ici d’un sujet essentiel. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il en va de l’avenir de notre lieu de vie et du danger que représente Homme pour celui-ci. Il n’est pas ici présent, c’est donc qu’il a refusé d’entendre cet appel lancé à tous les habitants de notre chère Terre : il ne sera donc pas là pour défendre ses pairs, celui qui aurait de toute manière été persona non grata. Tant pis pour lui, car c’est aujourd’hui le jour de son premier procès, de son vrai procès !

Chapitre 3 : Le vrai procès

- S’il suffisait d’un syllogisme pour prouver sa culpabilité et pour clasher l’inculpé, je dirais : « L’accusé est absent. Comme Homme aime à le dire lui-même, les absents ont toujours tort. Donc l’accusé a tort, or, et c’est là que c’est fort, un accusé qui a tort est forcément coupable. » La chute de cette figure de style, c’est qu’il est coupable, car les faits l’accablent en dépit de sa mauvaise foi palpable ! De toute façon dans cette histoire c’est toujours lui qui s’enfuit, qui s’en fout, qui s’en moque, entraîné comme un fou dans son amok. Le réquisitoire sera donc sans équivoque !

Lion fera une pause, car sa voix et ses cordes vocales ne seront pas habituées à un taux d’utilisation si élevé. « Pourvu que mon asthmatique ne s’enroue pas, cela nuirait à la qualité de sa rhétorique » pensera sa moitié, sceptique. « Je n’en reviens pas d’entendre dans ma gueule ce langage si aisé à utiliser. Quel ravissement déconcertant de facilité ! » songera Lion de son côté. Les mots lui viendront en effet à la bouche comme une évidence, comme si, en bon comédien, il avait tout répété à l’avance. Un animal qui parle par rime en abondance, qui danse avec les assonances, rythmant ainsi ses sentences, ça peut paraître un crime à l’encontre du bon sens. Mais cela s’expliquera par le fait que des cordes vocales si inadaptées ne pourront enchaîner une grande diversité de sons, contraignant par là même la diction. Il sera satisfait de son début de discours ainsi que de son souffle, que sa moqueuse de souffleuse disait court.

A ce moment-là se fera entendre le son de voix du poil à gratter et cadet de l’assemblée, Hérisson. Malgré son jeune âge, il sera déjà d’une impertinence sans égale, peut-être en raison de son acéré blindage. Il n’aura pas son pareil pour être pointilleux quand les circonstances l’exigeaient le plus, ce sac à puce !
Ainsi interviendra ce trublion d’Hérisson :

- Minute Papy Lion ! Juste une rectification qui va te laisser coi : au syllogisme, on peut faire dire tout et n’importe quoi ! Homme le démontre d’ailleurs fort bien par cette contradiction : « Ce qui est rare est cher. Un cheval borgne est rare donc un cheval borgne est cher. » On ne peut s’appuyer sur un mode de raisonnement biaisé pour un tel procès, ce serait bien aisé… Un peu de sérieux, tu veux ? Nous autres, animaux, avons une parfaite expérience de l’injustice mais guère de connaissances en matière de justice... Nous avons bien nos règles, nos lois, mais la différence d’une espèce à l’autre est épaisse. Mettons-nous donc à table, mais de manière éthique et équitable. C’est à ma connaissance la première instance de prud’homme qui ne soit pas organisée par Homme. Et pour sa première, ce tribunal animal doit traiter de l’affaire qui fait le plus mal.

Lion, ironique dans le ton, acquiescera, amusé par le dicton :

- T’as raison, Hérisson ! Merci pour ta grandissime intervention, mais mon syllogisme était une image non du premier degré, mais du second. Non ce procès ne sera pas du bluff, non nous ne mettrons pas la charrue avant les bœufs ! Je suis chargé d’y veiller. Grâce à toi, sois-en remercié, nous sommes prévenus et nous montrerons circonspects devant des faits si ardus.

Là-dessus Kangourou, qui n’aura pas non plus la langue dans sa poche, interviendra à son tour en sautillant au dessus de ses proches. L’immense assemblée aurait intimidé plus d’un animal, mais c’était mal connaître le marsupial :

- Je saute sur l’occasion que m’offre Hérisson pour m’insurger contre certains mauvais esprits qui essayent d’infliger à Papillon la responsabilité de cette sécheresse à désespérer. J’ai entendu des théories inouïes, des perles, lesquelles arguent que son battement d’aile est responsable de ces changements climatiques notables. C’est un des pires ragots que j’ai entendu sur le trajet, qui m’a fait bondir et contre lequel je m’inscris en faux ! J’espère qu’on n’a pas fait tout ce chemin pour rien, toute cette route pour entendre des stupidités navrantes et des culpabilités aberrantes. Non mais ! Avec tant de cynisme, bientôt on mettra les séismes sur mon dos et leur épicentre au niveau de mes sauts !

Un brin désespéré, pressé de voir le procès commencer, celui qui le présidait laissera tomber :

- Voyons, voyons… Que peut-on reprocher à Papillon, dont l’allure est si superbe et si pure ? Son corps d’athlète et sa beauté feraient-ils des envieux chez les vieux et les têtes de nœud ? Je ne saurais trop vous conseiller de mettre de coté vos jalousies et vos rancœurs. Cela me tient à cœur ! Clichés, clashes et lutte entre les races n’ont pas leur place dans ce palais. Evitons les invectives, que la discussion soit constructive ! Vous saurez vous montrer dignes de votre rang de jurés, hein, c’est juré ?

Il demandera cela pour la forme et pour la prouesse lyrique, car il saura d’ores et déjà que ce délire de promesse sera difficile à tenir. Et qu’il serait le premier à tomber dans l’excès. Un peu alarmantes, les deux interruptions précédentes ne laisseront rien augurer de bon à Lion. Ou plutôt, cela donnera une bonne idée du ton sur lequel allait se dérouler cette réunion : ça risquait d’être bonbon. Mais ce ne sera que raison tant le nombre et la pression de l’union ont raison. L’idéal pour empêcher toute velléité de pointer son nez résidera selon lui dans le monopole de la parole et cela s’annoncera très compliqué en compagnie de tels freluquets…
Il contemplera cette assistance qui l’écoutait, aux aguets, et ne pourra que s’émerveiller devant la découverte de ce nouvel et basique instinct de sophiste, qui ressemblait à une musique sophistiquée, une sorte de liste à réciter. Il poursuivra :

- Meute de Terre, tu es aujourd’hui l’ambassadrice de tes congénères. Nous sommes tous ici au nom de Terre rassemblés et cela suffit à donner à ce procès son entière légitimité. Je n’irais pas par quatre chemins, car tous mènent à un réquisitoire à sens unique, à cette alerte : si nous laissons aujourd’hui Homme continuer son oeuvre maléfique, nous courons à notre perte. Gaïa crèvera de remords en voyant Terre toute entière transformée en cimetière de la mort, en enfer dépravé et nous perdrons notre moyen de transport interstellaire en même temps que notre brave mère. Après avoir longtemps été classées sans suite, c’est aujourd’hui enfin que les poursuites contre lui aboutissent et ce palais de justice est le lieu propice pour enfin empêcher qu’il sévisse, pour mettre fin à ses vices et sévices.

La clique animale approuvera dans un brouhaha fait de chants ultra-sonores, de cliquetis de mandibules, de beuglements de mules, d’hennissements, de barrissements et autres grognements de tous bords… Cette masse sonore aura des relents sourds de désamour, de haine intense et de vaines espérances de vengeance. Ils partageront son avis ainsi que ses rêves inassouvis.
Il aura fait l’unanimité, et cela n’aura été une tâche ni trop dure, ni trop rude, même plutôt pépère, bref une mince affaire. Au vu de la situation et de la diversité des conceptions propre à la biodiversité, ce sera une belle réussite que ce plébiscite, qui plus est acquis de manière licite.
Il rugira pour couvrir la cacophonie autour de lui :

- Ecoutez-moi ! Le temps nous est compté et nous pouvons déjà compter terminer tard ; pour faire les choses dans les règles de l’art, nous nous taperons les étapes réglementaires sans prendre à la légère ce procès à part. Pour ma part, je vais laisser la place à ma bonne Lionne, qui va vous exposer les faits avec un peu plus de fair-play.

Chapitre 4 : L'exposé des faits

Jusqu’alors en retrait, profitant de l’ombre apaisante fournie par son mari, Baby Lionne foulera le sol poussiéreux pour s’avancer sur le socle rocheux et dominer la foule. Elle sera surnommée ainsi en raison de son visage poupin, de la douceur de son pelage et de son crin. Mais là, ses traits d’une merveilleuse finesse féline, auront une dureté insoupçonnable chez une femelle d’habitude si calme et câline.
Prenant timidement la parole, elle entrera dans son rôle :

- Je vous prierais de m’excuser pour les lieux communs par lesquels je vais passer, mais il convient que le problème soit bien posé, que les faits soient bien exposés et que tout soit empreint de netteté. Je commencerais par vous rappeler que Terre est composée de trois éléments : le minéral, le végétal et l’animal. En interaction entre elles, ces trois composantes notables sont en équilibre instable. La chaîne alimentaire en est la pierre angulaire. Ainsi le végétal se nourrit-il du minéral, l’animal herbivore du végétal et le carnivore de l’herbivore. La hiérarchie vaut aussi au sein de chaque niveau et Homme se trouve au sommet du schéma nommé.

Et elle esquissera une grimace de dégoût devant cette flagrante faute de goût.

- Mais je tiens à attirer votre attention sur le fait que par les facultés que la nature lui a octroyé, il est le cas le plus particulier et le plus irrégulier. Du pouce opposé à ses quatre autres doigts à son cerveau ultra-développé, il avait d’emblée toutes les cartes en main pour être le numéro un. C’est aujourd’hui un fait et sa suprématie sur notre planète est une nette réalité. En bref, on n’a pas inventé la poudre et ce foudre du feu l’a fait. Sa supériorité n’est pas ici l’objet de nos reproches mais c’est ce qu’il a fait de celle-ci qui l’est. Ainsi, s’il a su par le passé se développer sans porter atteinte à Terre, s’il a su remplir en solo la difficile astreinte de tirer les espèces de Terre vers le haut, rien aujourd’hui ne justifie plus son rôle de leader et l’on peut douter de la légitimité de son statut d’empereur. Vous savez comme moi que si les lois de Gaïa justifient une hiérarchie entre les espèces, elles condamnent cette espèce d’irrespect dont Homo No Sapiens Sapiens fait usage, preuve qu’il n’a plus rien de très très sage. Il n’a même plus la moindre attention ni le moindre amour pour sa mère, Terre. C’est un signe manifeste de la déliquescence et de l’obsolescence de cette société rance et empestée.

Une voix s’abattra, tombant du ciel et mettant à jour un cœur tout plein de fiel :

- C’est ça ! persiflera Alouette, qui aura un peu perdu la tête, son chant complètement, mais pas son côté chiant, ce d’autant qu’elle aura trouvé sa voix. L’obsolète, aux toilettes ! Sachons le dire et tirons la chasse, n’est-ce pas Lionne Baby Face ?

Celle-ci ne relèvera pas, bien que cette affirmation osée rejoigne sa vision des choses et elle reviendra là ou elle en était restée, un peu chose :

- Homme d’aujourd’hui semble avoir oublié d’où il vient et ignorer où il va, à savoir dans le mur, dans le trépas, et en nous emmenant tous en voiture ! Il n’a plus de culte pour la Pacha Mama, comme son ancêtre inca. Ignorant le proverbe indien, pourtant humain, qui dit que « Terre n’est pas un cadeau de tes parents, ce sont tes enfants qui te la prêtent », il se trouve dans une phase de dégénérescence qui l’amène à se détacher de la vérité et à accorder de plus en plus d’importance à des futilités qui nous mettent tous en danger. L’évolution technologique dont il a bénéficié ces derniers temps à nos dépends, associée à l’insouciance avec laquelle il malmène notre environnement font d’Homme la menace numéro un pour le bien-être commun. L’exemple le plus révélateur est sans doute celui du pétrole puisque, manque de bol, il a fait de ce combustible nuisible un synonyme de pactole. Et comme il ne fait rien dans la demi-mesure, cette matière fossile, Homme en consommait autant en un jour que ce que Terre mettait des milliers de jours à créer, vous voyez la subtilité… Cette source d’énergie non renouvelable et désormais épuisée, il l’a fait partir en fumée et au final c’est le climat qui est devenu insoutenable. C’est triste d’être ainsi carbonisé par cet hydrocarbure grâce auquel il carburait, cette ressource naturelle qui aurait du être autre chose qu’une source de querelles. Notre mère est malade et il est la graine qui ballade sa gangrène, le virus qui féconde notre monde. Est-il nécessaire de faire la liste de ses atteintes à Terre ? Personnellement, je n’en vois pas l’intérêt : les conditions climatiques chamboulées sont les signaux d’alarme qui mettent en lumière l’incendie allumé sur le bateau Terre. Ah si ! Il y a un autre élément à souligner, et qui nous concerne directement, c’est la sixième vague d’extinction d’espèces de l’histoire, cette hécatombe végétale et animale qui lui incombe, sans laquelle nous serions plus nombreux ce soir. Toutes les espèces sont aujourd’hui passagères de ce qui est devenu une galère. Nous jouerons donc d’abord les pompiers et Lion sera notre capitaine à bord. Mais ce sera une tâche de longue haleine et nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Cette ignorance consciente des règles applicables à l’ensemble des habitants de Terre place Homme de l’autre côté de la barrière. Si je peux me permettre une allusion : à la place de Vache et Mouton, il est à son tour dans le champ…d’accusation. Voilà donc un très rapide résumé des faits : la seule conclusion à en tirer, c’est qu’il faut désormais arrêter le massacre, dénoncer son sacre, le remettre en question et se permettre, enfin, de le juger pour malversation.

Alors que Lionne sera satisfaite de la présentation faite, c’est ce moment que choisira Carpe, qu’on croyait muette car dépourvue de luette, pour sortir d’un silence qui remontait au premier instant de son existence :

- Ma reine, veuillez excuser mon ignorance, mais je ne sais quasiment rien des maux que vous n’évoquez ici qu’en substance et je ne suis qu’à grande peine votre démo. Il faut dire que je vis dans les bas-fonds et que je ne suis qu’exceptionnellement en contact avec un compagnon. Nous sommes certes parfois victimes d’Homme, hissés hors de notre planque par un hameçon flanqué d’une contrefaçon de maïs, mais cela reste une histoire de nourriture, dans les lois de la nature. Ainsi, nous ignorons presque tout des accusations auxquelles vous faites allusion.

Comme un écho, d’autres protestations sortiront du lot bruyamment, émises par tous ceux qui, comme Carpe, vivaient dans l’isolement. Le premier d’entre eux, Bernard l’Ermite, laissera échapper de son pieu, du fond de sa guérite :

- Moi non plus je ne sais rien de cela ! Afin de cacher mon ventre tout mou, tout repoussant, je vis reclus dans mon coquillage d’abri, en marge du monde moderne et de ses emmerdes, et je n’en sors que quand mon appartement s’avère trop petit pour déménager dans un plus grand. Le reste du monde ne m’intéresse pas le moins du monde. C’est à contrecœur que j’ai quitté mon tranquille Atlantique pour cette ville authentique, indésirable pour l’agoraphobe fort désagréable que je suis, et ce, malgré mes efforts. Autant dire que je tiens à ce que l’on fasse vite et bien !

Lionne, qui commencera à en avoir assez, rassurera le crustacé :

- Peinard, Bernard ! Puisque tous les présents ne semblent pas au courant, quelqu’un va se faire un plaisir de détailler l’ardoise que cette espèce narquoise laisse dans son sillon, génération après génération. Qui se porte volontaire pour faire l’inventaire de ces accusations ?

Un silence de cathédrale tombera sur cet édifice de pierre et sur ce cérémonial animal, mettant alors en évidence qu’en ces moments intenses et forts, le silence est d’or. Sera-ce la timidité due à la foule si folle à laquelle il fallait s’adresser qui retiendra toute réponse même molle ? Pourtant, la plupart auront les mots à la bouche, mais elle leur semblera bouchée.

- Voyons messieurs dames, mettez-vous à table, que diable ! La liste faite ne sera de toute manière pas complète, car la multitude de charges pesant sur la tête de cet être qui gamberge n’est que la partie émergée de l’iceberg. Mais qui m’aime se lance quand même !

Cela dit, qui oserait relever ce défi qui consiste à faire l’état des lieux objectif de tous les abus de confiance et actes de malveillance, de l’ensemble des comportements criminels et déviants portés par Homme contre son bel environnement ? Sans compter les effets pervers encore ignorés ou en incubation qu’il convient d’ajouter à cette liste déjà difficile à énoncer. Devant un tel mur, avec si peu de prises, ils ne risquaient pas d’être au bout de leurs surprises. En l’air, on entendra voler Mouche, Taon et leurs frères diptères tant le calme sera plat dans cette assemblée réunie au nom de Gaïa. Affligés par la peine, figés par la haine et par la rage, ou n’osant pas dévoiler leur amour pour Lionne par peur de Lion, ces ambassadeurs n’auront pas le courage de répondre à leurs obligations.

Chapitre 5 : Une histoire de réquisitoire

La voix puissante de Lion, brisant ce silence devenu insoutenable pour tous, fera se tourner vers lui toutes les têtes de cette assemblée qui regardait en l’air et se tournait les pouces. La violence qu’afficheront ses traits, à la base beaucoup plus marqués que ceux de Lionne, fera sursauter instantanément ces tonnes d’individus dans une gigantesque ola incongrue.
Dans un éclair de fulgurance, il coupera ce silence d’une immense éloquence, avec une voix noire laissant transparaître un certain désespoir :

- Réponse pleine de sens que ce silence ! Quelle idée que de vouloir faire la liste des dégâts causés par ce parasite ; c’est une tâche sans limite et qui nous coûtera la vie si nous ne faisons pas au plus vite ! Devant l’urgence de la situation, l’énumération des charges sera donc rapidement envoyée, et ce, du côté de la décharge. Donc fissa et puis basta ! Ces accusations ne souffrent d’ailleurs d’aucune contestation. Les effets des méfaits d’Homme sont trop flagrants et trop graves. Les contester serait même vaillant et brave! Et puis quoi, nous avons assez souffert par le passé pour que cela ne souffre d’aucune contestation et que cela nous confère d’office le droit d’outrepasser les lois de la justice. Peu importe après tout si nous ne respectons pas de bout en bout le bon déroulement de ce procès tabou !

Il pensera : « D’où vient ce si soudain revirement de mon jugement ? Après avoir prêché en faveur de la prudence, me voilà balançant à tous vents mes humeurs sans nuances… C’est à l’idée de cette liste que je me fais dualiste et que revient mon instinct manichéen. » Plus fort que l’esprit qui le visitait et guidait son comportement et ses répliques, son caractère bien trempé refera surface intempestivement, donnant plusieurs facettes à ce président pacifique comme un océan, avec tout ce que cela implique comme tempêtes et débordements. De toute façon, il ne sera pas à une contradiction près, Lion. Et précipitation et intransigeance annonceront la débâcle de ce procès bâclé par avance.

- A défaut d’établir un cahier de doléances complet, je me contenterais donc de relater mon expérience propre, mon cas particulier, qu’il faudra bien généraliser étant donné que le vécu est peu ou prou le même pour tous et partout.

A la seule pensée de ce camouflet à peine camouflé, la peine l’envahira pour rapidement retomber comme un soufflet, car, par dignité, il se ressaisira afin d’éviter de verser une foule de larmes devant une foule de sujets déjà bien alarmée. Il dira, comme pour se justifier :

- Roi des animaux, c’est moi qui porte une partie de votre fardeau sur mon dos. Je supporte ceux qui souffrent et je m’essouffle à force de les retenir, de les empêcher de tomber dans le gouffre. La nature a fait de moi un être noble, une bonne pâte, c’est mon job que de tenir à bout de pattes le destin du monde et de venir à bout de ce procès immonde.

Se voulant plus démagogique, son ton prendra soudain des teintes tragiques :

- Ma vie résume l’ensemble des maux qu’il cause aux animaux. Ma génitrice fut trucidée par Homme, ce fils de Sodome ! Capturé bébé, à l’âge où la mère raille quand le père berce, je fus l’objet d’une de ses perverses trouvailles en matière de jeu et je servis d’appât vivant pour attirer maman dans un piège honteux. Le fruit de ses entrailles fut aussi la cause de ses funérailles, car, se refusant à m’abandonner, elle tomba, morte, sous les balles d’un amateur de sensations fortes. En rage, je la vis succomber de l’autre côté du grillage. Ayant réussi à m’échapper des griffes d’Homme, j’ai été persécuté et poursuivi tout le reste de mon mauvais bonhomme de vie. Et le coup de couteau de trop fut la vague de chaud, coup de grâce porté par cette race hors de portée, qui a récemment emporté deux de mes aïeux comme un grand nombre de nos vieux, partis en cohorte à cause de la canicule causée par ce cloporte, qui, indirectement aussi, nous encule !

De ces blessures encore sanguinolentes viendra la haine sanguine qu’il vouera à cette race aux sanglantes traces de pas. Le meurtre de sa mère aura été le catalyseur du mépris et de l’horreur que lui inspirait cet unique ennemi et qui avaient grandi en lui en même temps que lui. A ce souvenir, il se sentira à chaque fois bouillir d’ire et son vocabulaire se fera parfois vulgaire. Les auteurs de cette ignoble et maxi-ignominie auront sûrement été inspirés par le scénario d’un dessin animé humain, dans lequel vient un jour l’heure de l’orphelin. A ceci près que Scar, le lascar, et Hyène, son compère charognard, avaient là une apparence très humaine, de même que leur coup de Trafalgar. Comme Simba, Lion rêvera de vengeance contre cette engeance et croira fort en son destin, pourtant encore incertain.

- Devant ce marabout gâcheur de vie de bout en bout et après ce court résumé qui en dit déjà long sur la gravité de ces faits qui dégoûtent et qui ne sont qu’un symptôme qui s’ajoute aux autres, je crois que la culpabilité d’Homme ne fait plus aucun doute. Ceci n’est qu’un banal exemple d’une anormale réalité qui, chaque jour, nous contemple.

Le temps de se calmer, de récupérer de toute cette violence, Lion prendra pleinement conscience de la mission lui incombant. Il aura senti derrière son prosélytisme soudain une présence qui fera de lui, avec un favoritisme certain et sans qu’on lui ait demandé son avis, le déclencheur de la rébellion, le détonateur de la sécession. Car quoi, il aura beau être un leader, il n’empêche qu’il n’était pas sauveteur et sauver Terre ne comptera pas dans les flèches de son carquois. Cette nouvelle capacité à inciter, à indigner afin de fédérer, tout cela ne venait pas de lui, ne faisait partie ni de son inné, ni de ses acquis... Cela ne pouvait venir que d’une force peu commune, et il n’en connaissait qu’une. Ah ! Gaïa... Dans une volonté d’autoprotection et de lutte, elle avait trouvé en lui le terrain le plus favorable à la réalisation de son but, le terreau le plus arable où étaient enfouis les germes de la révolte et aussi celui qui allait donner la meilleure récolte.

Il se sentira investi d’une mission venant d’un divin maintenant moins lointain. Quelle plus belle preuve en apparence qu’Homme avait raison de s’interroger sur l’existence d’une transcendance ? Lui qui avait toujours raillé Homme sur sa manie d’inventer des divinités et sa folie d’attendre qu’elles viennent le sauver… Il faut dire qu’il faut être fort culotté pour implorer une force supérieure tout en causant, à tort et à travers, du tort à sa création et en semant la mort à travers Terre. Il faut même être sincèrement malhonnête ou sacrément fou pour faire des courbettes infâmes quand on bafoue les droits de l’âme. Gaïa, au moins, on ne la priait point, on savait qu’elle était là, point. Nul besoin pour elle d’apparaître, il suffisait qu’on la respecte, elle, son œuvre, son chef d’œuvre. Il avait toujours eu un total respect pour Gaïa en tant qu’esprit originel et vital, comme l’ensemble du règne animal. Mais de là à ressentir quelque chose de pieux, de là à la considérer comme un dieu… De toute façon, il ne pouvait en être question puisqu’elle n’était pas source de perfection : atome par atome, elle avait créé Homme. Il la croyait fatiguée de son excès de créativité, impassible et immobile à jamais. Il la voyait incapable d’autre chose désormais que se reposer, peut-être résignée, lasse de voir ainsi les choses dégénérer. Il la pensait en récréation depuis sa première et dernière procréation, depuis ce mince temps T où elle avait enfanté de Terre, cette si belle création. Ne pouvant admettre le déraisonnable, il imaginait le monde des esprits et le monde terrestre imperméables et c’est ainsi qu’il expliquait cette inertie de Gaïa qui les laissait dans cette situation inextricable.
Pourtant, il lui faudra bien reconnaître que l’irrationnel pouvait être du domaine du réel. Car cette réunion hors du commun, ce langage commun et cette force qui les menaient dans Gaïa sait quelle direction, n’était-ce pas l’illustration même de la déraison ? Voilà qu’enfin Gaïa se réveillait et qu’elle allait se révéler ! Ces intuitions qui fleureront bon la vérité le bouleverseront. C’est par la grâce de Gaïa et grâce à son statut si particulier qu’allait venir le salut ! Et c’est lui qu’elle avait choisi comme messie. Lion, élu pour passer à l’action. Et quel bon son que son blason : Rebelle Lion.
Ces réflexions en solo l’auront saoulé. Las, il reprendra :

- Assez parlé, c’est l’heure de la vengeance ! Moi, Rebelle Lion je vous invite à donner votre sentence ! Finalement, la culpabilité d’Homme est un axiome et il est grand temps de condamner l’humanité pour crime contre Terre entière. Jurés, arrêtons de lui lécher les pieds et les fesses, passons à l’urne, afin qu’il cesse de nous casser les burnes !

Chacun s’apprêtera alors à voter à membre levé, ce qui ne sera pas aisé pour tous les invités. Tel un imbécile, tête levée vers le ciel, Okapi fera montre de sa longue langue protractile comme d’un index levé pour l’appel. Ceux qui auront leurs stratagèmes pour se manifester sans doigt auront déjà commencé à enseigner leur art aux ignares et aux maladroits. Pour ceux-là, quelle cata : Maki montrera à Kinkajou comment se servir de sa queue aussi protubérante qu’encombrante comme moyen d’expression. Utilisant le même instrument pour répondre à cette requête, Serpent à Sonnettes, lui, jouera des castagnettes. Bouquetin des Alpes, dont on pourra lire l’âge sur les cornes colorées, se préparera à brandir en l’air son effilé trophée, qui aura autant d’anneaux que d’années.

Dans ce brouhaha, Lion alors énoncera, presque à contrecœur, une règle essentielle qu’il connaissait malheureusement par coeur :

- Mais ne voulant pas lui retirer tous les droits découlant de sa terrienne citoyenneté, sa culpabilité devra être votée à l’unanimité. Allez, au taquet ! Même attaqués par ce toqué, nous devrons d’abord être tous ok à ce sujet, ce qui ne saurait être qu’une formalité.

Chapitre 6 : Où l'on voit les traîtres apparaitre

L’unité sera totale, comme s’ils ne formaient qu’une seule entité animale. Les acquiescements fuseront sciemment, les approbations pleuvront bruyamment : le long flot fayot de ces paroles anormales en dira long sur le sentiment général. Un temps, on pourra croire que cet étrange sens qui les unissait par la langue s’étendait aussi à l’intelligence. Cette unité de points de vue fera un temps illusion et l’accord tacite semblera l’espace d’un instant acquis sans discussion.

Mais petit à petit, défiant la pensée unique, certains sèmeront la panique. A contre-courant de cette rivière d’ « Il a raison ! » et de « Oui-Oui » bénis par Lion, un radeau contestataire d’ « Attendez... » et de « Pas si vite ! » ira en s’amplifiant, résistant à ce déferlement approbateur et remontera le courant pour finalement arriver aux oreilles du président. Il faut toujours un peu de temps à l’opposition pour se mettre en branle, avant qu’elle n’ébranle les positions.

Ces protestations émaneront d’une frange infinitésimale de l’assemblée animale et plus précisément de ceux qui, dans leurs rapports et dans leurs activités, étaient les plus proches de l’inculpé. Il s’agira bien entendu des espèces qui vivaient à son contact, appelées domestiques par leur maître, mais que les autres êtres, sans aucun tact et de manière assez cynique, surnommaient traîtres.
Une voix aboiera, d’une acuité de castré. Tiens donc, elle viendra de Chien.

- Gare au manque de discernement que sous-entend cet assentiment primaire, que sous-tend ce comportement grégaire. L’unanimité n’est pas chose acquise quoique tu en dises ! Lion, je prends la parole au nom de Vache, Cheval, Lapin, Pintade et de tous mes frères et sœurs de condition. Nous sommes tous, compagnons d’infortune, au service d’Homme, qui est ici l’objet de vos rancunes. Je sais que vous êtes nombreux à nous considérer comme des moins-que-rien, mais notre avis compte aussi bien !

Surpris, Lion s’attardera sur le gâte-sauce, sur ses assoces et son regard aura quelque chose d’atroce. Muscles bandés, pose belliqueuse, il semblera un temps sur le point de bondir de la touche sur ce poids-mouche, comme un entraîneur mécontent d’un joueur. Il réprimera une irrépressible envie de faire goûter la force de sa patte à l’importun, ne jugeant pas le moment opportun. Chien était l’être que Lion pouvait le moins sentir, après le patron de l’empire, il va sans dire. Ce bougre de Chien, ayant juré fidélité à son cousin du bourg, chassait ses cousins sauvages affamés et en quête de ripaille tels que Renard, aux goûts pile pareils qu’Homme en matière de volaille. Chien était depuis longtemps devenu Loup pour Loup et pour tous les autres gars routiniers de ces coups. Et point de circonstances atténuantes à cette attitude surprenante ! Pour Lion, tout était question d’autodétermination. Il ne pourra concevoir que les serviteurs d’Homme se soient laissés ainsi asservir sans coup férir et que, depuis, ils se soient résignés ainsi à leur sort, vendant par-là même leur âme et leur corps.
Ces êtres à qui faisait défaut la fierté dans les yeux portaient sur eux la marque des traîtres, et il ne fallait pas être bien devin pour distinguer un sauvage d’un moins-que-rien. Assommer un de ces ectoplasmes eût donc été la réalisation d’un vieux fantasme… Mais contrairement aux apparences, Lion était un peu comme Lama, emprunt de philosophie zen et adepte de la non-violence. Se refuser à verser dans la violence, qui était pour lui le dernier refuge de l’incompétence, lui semblera aussi un moyen de ne pas céder à la facilité et de ne pas foutre en l’air le procès. Il était conscient de sa force physique, mais dans la bataille pour la vie et surtout pour la survie, il comptera s’en servir plutôt comme d’un joker que comme de la carte à jouer la première. Seulement, la présence de l’un de ses deux ennemis numéro un réveillait en lui son instinct le moins gentil. La perspective de la bagarre lui aura fait monter la salive à la bouche, mais il renoncera aussi à cracher à la gueule de Chien, ce qu’aurait fait Lama dans ce cas-là. Ç’aurait pourtant été à l’évidence la réponse rêvée à une telle impudence. Mais d’une salive d’appoint, il aurait encore besoin. C’en était trop et il se résoudra donc à tester ce microbe au micro.
Prenant la foule à témoin, Lion fera entendre, ni plus ni moins, la cinglante réponse du félin aux félons :

- En voilà que je vais renvoyer paître ! Quel poids a la parole d’un traître ? Quel pied-tendre peut bien oser la prendre ? Tu fais partie de ceux que l’on devrait juger pour collaboration avec leur patron ! Dans un pacte d’enfer, vous avez participé à ses actes et vous lui avez offert sur un plateau vos oreilles, votre queue et votre cœur en même temps que votre honneur. Oserez-vous à nouveau trahir vos frères animaux ? Estimez-vous plutôt heureux de ne pas être cités dans l’acte d’accusation pour la complicité de vos actions ! S’il m’avait été donné de fixer les règles, vous ne seriez pas ici présents comme jurés mais purement et simplement jugés. Gaïa en ayant décidé autrement, c’est maintenant le moment de vous rattraper. Alors votre silence, maintenant et à l’unisson, serait le moindre des prix pour votre trahison !

Puis se tournant, mutin et rieur, vers celui qui paraîtra être le supérieur de cette mutinerie :

- Chien infidèle, depuis quand mets-tu tant de zèle à ouvrir ta gueule, de quel droit oses-tu prendre la défense d’Homme à toi tout seul ?

Même s’il n’aura qu’à peine montré les crocs, MC Lion, en laissant tomber son imaginaire micro, se sentira calmé par le flow endiablé de ses propos, persuadé d’avoir rempli sa tâche, d’avoir enfin mis à terre son adversaire et d’avoir remporté le clash. Mais il faudra plus que ces lyrics basiques pour venir à bout du culot du cabot.
Et d’une implacable logique, Chien lui donnera la réplique :

- Du droit de chaque citoyen de Terre et de chaque créature de Gaïa à bénéficier d’un avocat ! rétorquera Chien qui ne comptera pas s’en laisser compter.

Là-dessus, par tant d’aplomb ahuri, Lion glissera d’une voix soudain radoucie :

- Cette ordure ne vous, ne nous a-t-elle pas déjà assez couvert d’ennuis et d’injures ? Enfin quoi, n’est-il pas l’heure d’en finir avec ce vaurien pour le bien de notre avenir ? Bon sang, à quoi bon prendre la défense de celui qui sans cesse nous offense ? C’est insensé !

Ragaillardi par cette inflexion imprévue du ton de Lion, Chien continuera à jouer, au flair, ce rôle qui commencera drôlement à lui plaire. Pour une fois qu’un traître était son propre maître… Chien prendra un air ennuyé pour poursuivre son plaidoyer :

- Homme a bien des devoirs, auxquels il a manqué j’en conviens, mais en soi il a aussi des droits, ou bien ? Peut-être parce que je suis plus proche de lui que tu ne l’est, peut-être aussi parce que j’ai plus de courage que vous autres sauvages, et bien je ne te laisserai pas les lui retirer, tout Lion sot que tu es !

Cette intervention, et en particulier l’apostrophe finale, auront l’effet d’une bombe au sein de cette assistance plurale. Jamais un traître n’aura osé un tel bon mot : traiter Lion de lionceau…
La foule, qui, dans son ensemble, ne connaissait rien en matière de procès comme en matière de politique, basculera dans le flou à la suite de cette intervention lyrique. Car qui l’eût cru ? Ces traîtres que tous s’imaginaient brimés et dont tous pensaient qu’ils seraient les premiers à condamner Homme, les voilà qui, bille en tête, viendront porter la répartie au roi des bêtes !

Embarqué dans une partie de poker-menteur avec ce contradicteur, Lion ne manquera pas de remarquer qu’il se trouvait dans une position inconfortable et risquée. Car cette opposition, qu’était-ce d’autre qu’une remise en cause de son pouvoir jusque-là incontesté et que ce con testait, peut-être pour voir. Elle était aussi le signe d’une incompressible incompréhension et d’un désaccord latent qui régneront sur terre, dans les airs et dans les océans.
Et la récente découverte de la communication inter-espèces ne sera pas pour rien dans cette espèce de désunion passagère. Ce n’est pas tant la nécessaire période d’adaptation que l’expression facilitée des contestations qui sera la raison des soucis de Lion. Alors que la quasi-impossibilité de communiquer aura jusque-là été la pierre angulaire de cette dictature mammifère, le brisement de cette frontière sera l’étincelle mettant le feu à la poudrière. Il lui en aura fallu peu pour le remarquer : les dissensions étaient profondément marquées. Chacun aura son mot à dire, son testament à écrire, comme une dernière volonté avant de partir. Sûrement la peur de l’avenir et l’angoisse de la poisse ajouteront-elles à l’énervement et à l’ire.

Malgré le peu de représentativité des mutins, il se sentira contraint d’éteindre ce départ d’incendie, sûrement bénin. De fait, Rebelle Lion n’acceptait pas de rébellion, a fortiori lorsqu’elle était tournée contre lui. Ce roi des animaux était un brin mégalo.
Il n’y aura pas d’autre alternative pour lui que de livrer bataille contre ce bétail, contre ces mercenaires à la solde à Homme, mais en moins sanguinaires. Et dans le fond, cela ne lui déplaira pas d’affronter ces effrontés : il faudra laver l’affront. A l’évidence, l’absence de contradiction était un signe de décadence et Lion souhaitera avant tout éviter la déliquescence de l’étatique essence, Gaïa. Un petit peu d’opposition dans le règne animal, chez ses chers sujets, ne pouvait pas faire de mal si elle était bien maîtrisée. Si les circonstances l’avaient permises et pour le remercier de lui donner ainsi l’occasion de réaffirmer son autorité, Lion aurait volontiers gratifié d’une lèche au cul bien méritée ce Chien, lèche-cul confirmé et fin connaisseur en ce secteur.
Il n’aura jamais douté qu’un jour, son autorité et sa vérité seraient remises en question, car l’illusion de l’accessible contestation est le nerf de la domination. Il n’aura jamais douté non plus du fait que cette contestation viendrait des traîtres : ils avaient les traits de leur maître. Mais ce qui l’ébahira, c’est que celle-ci arrive par Chien, qui n’était pourtant pas réputé pour sa témérité. Regard hagard et visage blafard, Chien sera l’incarnation du parfait trouillard. La néfaste complicité d’Homme l’amenait parfois à réaliser de dégueulasses actes de bravoure, comme à la chasse à cour, mais mis à part ça, il vivait dans la paresse, dans l’attente de la caresse.
Regard inquisiteur, Lion jugera qu’avait sonné l’heure :

- Alors comme ça, tu comptes jouer les apprentis avocats ? Et bien soit, si tu te juges armé pour ça… Je te laisse conduire sa défense, même si cela ne me semble que démence. Car vous vous êtes tous aventurés sur un chemin bien risqué, et vos marges de manœuvre seront très étriquées. C’est cher que vous paierez la défaite, vous autres traîtres.

- Ne vends pas la peau de Chien avant de l’avoir dans ton sac, d’ac ? rétorquera celui-ci du tac au tac.

La troupe des traîtres domestiques, regroupée en cercles concentriques comme pour mieux se protéger, constituera une bien faible minorité, tant en nombre qu’en force armée. Quelle possibilité a-t-on de se faire entendre quand on est Dinde ou Cochon d’Inde et qu’on sent l’haleine chaude de Tigre du Bengale dans son cou, descendant jusqu’à chatouiller les amygdales ? En temps normal, l’intimidation, qui avait déjà sauvé Barabas, et la peur de se faire tabasser eurent été le fin et maître mot de l’histoire, mais en ce jour spécial, même les plus faibles auront un gros moral. Aucun des membres de cette coalition ne résistera à l’envie de manifester discrètement et à sa manière sa désapprobation, sentant qu’il y avait là moyen de déstabiliser un peu plus le félin. Une attaque de biais est souvent bien plus efficace qu’un face à face. S’ensuivra donc un boucan de basse-cour à abîmer les tympans alentours comme celui de Toucan Culik, qui sortira d’un coup de ses rêveries mélancoliques. Ceci ne sera pas du goût des autres espèces : c’est que ces contestataires, d’habitude tenus en laisse, commenceront sérieusement à leur taper sur les nerfs. Provoquant palabres et altercations, ces gêneurs mécontents continueront à jouer les empêcheurs de tourner en rond et entretiendront un bruit de fond digne d’une baston, ce qui n’aura rien d’un bon signe aux yeux de Lion. Encore une fois, il lui apparaîtra que la route serait sinueuse et les embûches nombreuses. A commencer par ces traîtres, qui, fidèles à leur maître absent, venaient foutre le bordel au mauvais endroit et au mauvais moment.
L’animosité croissante des sauvages envers ces obscurs personnages annoncera à coup sûr un pur carnage. Il semblera clair que ces avocats devraient défendre Homme et leur peau à la fois et que cela ne leur serait pas de tout repos.

Ces fortes dissensions n’échapperont pas à Chien, qui, perpétuellement aux aguets, sentira instinctivement venir le danger. Le risque était grand de voir les choses dégénérer gravement pour lui et ses suivants. Il se sentira pris entre deux feux, tiraillé entre deux enjeux.

D’un côté, il y aura l’immense majorité des animaux, qui avait trouvé l’unité dans ce procès de tous les excès et qu’il était en train de se mettre à dos.
De l’autre côté, il en ira de sa relation avec Homme, qui l’avait à la bonne, une relation basée sur la fidélité ! Cet allié de circonstance était aussi celui qui lui apportait sa pitance et ceux qui jugeaient cette alliance contre-nature étaient les mêmes qui n’avaient que des problèmes à trouver de la nourriture pour leur progéniture.

Le dilemme sera à double tranchant, à double tête tranchée, car il était évident que ni lui ni Chienne ne seraient à la fête en cas de défaite.

Chapitre 7 : Maître Chien, commis d'office de service

Chien pensera qu’il était encore temps pour lui de se désister, de renoncer à cette folie. Malgré le fait que sa décision fût déjà prise depuis belle lurette, et comme une prise de tête, quelques questions tourneront en rond dans sa tête : était-ce bien à lui de s’attirer les foudres de Lion et des autres bêtes ? Pourquoi défendre celui qu’il avait eu mille fois envie de pourfendre ? Pour l’heure, son rôle de leader aura l’air incontesté au sein des siens, ce qui constituera bel et bien une nouveauté. Il les sentira aller dans son sens mais n’osant pas sortir du silence et de l’anonymat que leur procurera l’assistance. Par peur d’aller au charbon, ils s’en remettront à lui, à fond.

Finalement n’était-ce pas son destin que de sortir de l’ombre pour contrer les sombres desseins de Lion ? N’était-il pas arrivé enfin, le jour pour lui de se lever et de se révéler aux yeux des autres comme des uns ? Somme toute, n’était-il pas le meilleur ami d’Homme entre tous et toutes ? En tout les cas, c’est comme ça qu’il le verra. Et il ne sera pas peu fier qu’on le considérât parfois comme son frère. Il avait toujours apprécié cette proximité qui, il fallait le reconnaître, était à mettre sur le compte de la soumission du traître à son maître.
Mais la raison numéro une, celle qui expliquera qu’il montât ainsi à la tribune et qu’il prit tant de risques, sera beaucoup moins altruiste. Il comptera bien défendre crocs et griffes ses privilèges, dont celui d’être entretenu mieux qu’une asperge. L’argument décisif, ce qui l’aura rendu si vif à aller de l’avant, c’était qu’il était bien content de ne pas avoir à chercher son repas tôt le matin, il lui était amené sur un plateau par les humains. Et puis il en avait plus qu’assez des débines, il ne se verra pas réapprendre à chasser sans son frère chasseur et sa sœur carabine. Les traîtres étaient peut-être asservis, mais ils étaient bien servis, eux.
Ce sera aussi une question de cohérence : lui et les siens avaient déjà trahi les uns ; en bon apôtre, il se voyait mal trahir l’autre, sous peine d’errance. Et tant pis si Homme était aussi celui qui lui avait ôté la capacité de transmettre la vie et de faire des petits : ce beau cabot sera un fidèle castrat.
Il se décidera à s’engager sur cette route à sens unique, conscient que tout demi-tour serait dorénavant utopique :

- Je défendrais Homme en son nom, nom de nom !

Rebelle Lion peinera à retenir un sourire qui en dira long sur ce rôle d’improvisation, puis ricanera sur un drôle de ton :

- Pas de quoi te mettre ainsi aux abois, joli minois. Et bien soit ! Ma fille, tu m’épates, te voilà dans la famille des avocates ! Enfile ta robe et file vers l’opprobre, si telle est ta volonté. Nous entendrons donc la défense, mais quand j’y pense, ce pauvre Homme s’est vu attribuer un novice comme commis d’office… Puisque sur les charges retenues contre ce vaurien d’humain, on a déjà fait le point, nous t’écoutons, Chien, afin de voir si ton anti-prose vaut quelque chose. Ton p’tit discours tu vas pouvoir énoncer, avant que nous ayons tous à nous prononcer.

Dans la position de l’avocat qui dois prendre la défense, dans un procès sans suspense, d’un accusé sans innocence présumée, Maître Chien choisira la tactique qu’il convient d’adopter dans ces cas-là : relativiser, mettre l’accent sur les circonstances atténuantes et faire glisser le débat sur une autre pente.

- Pour commencer, je tiens à souligner à priori que je connais Homme mieux que quiconque ici, étant son plus proche ami. Mais je ne suis pas là pour défendre un allié ou vous rallier à ma cause, seulement pour vous démontrer, en toute connaissance de cause, que son vrai portrait n’est pas celui que l’on vous propose. Car la société humaine n’est pas égale devant la critique dans sa responsabilité de l’état critique de la planète : Homme d’aujourd’hui est plus nocif à Terre que celui d’hier, l’occidental lui fait plus de mal au coccyx que tous les autres mâles, les blancs-becs sont plus pesants que les mecs marrons, un prolétaire de la ville et un gars de la terre se montrent vils envers Gaïa et Terre chacun à leur manière… Tout ça pour dire que les responsabilités ne sont pas partagées également entre les humains, loin de là. Et il n’y a rien de pire que d’obéir aveuglément aux injonctions partiales d’un Lion partiellement au courant et de punir un ensemble unilatéralement, sous l’emprise de l’emballement pour cette bizarre entreprise, qui consiste à faire juger une espèce vivante bien qu’absente par des jurés pleins de préjugés. Et puis j’ai l’impression que Lion est très pressé d’oublier le principe de précaution mais que donne-t-il comme caution sur ses intentions ?

Devant cette nouvelle pique, Lion restera stoïque, sans réplique, laissant Chien poursuivre ses critiques :

- Une question me taraude, Lion : pourquoi mènes-tu ce procès bucolique sinon à des fins politiques ? Comment peut-on faire juger un régent par son prétendant ? Tu veux entraîner le règne animal à faire chuter Homme de son piédestal et c’est presque si déjà tu t’y installes. Mais qu’est ce qui nous laisse penser que l’empereur en place laissera la place à un meilleur successeur ? A quoi bon échanger un empereur myope contre un roi aveugle comme Taupe ? Gare au gourou… et à son courroux ! ajoutera-t-il en pensant à ce qu’il venait de dire, s’attendant au pire, à se faire aplatir.

- Objection ! Si je suis venu avec ma compagne en ce lieu perdu, ce n’est ni pour faire campagne ni pour être élu. Je ne suis ici que le guide opportun et si je préside, c’est parce qu’il en faut un et que moi seul ai assez de bide. J’ai été chargé de cette mission par Gaïa afin que cette réunion se passe bien, Chien. M’est aussi d’avis que la question de la succession ne se pose pas, puisque ce sera moi le roi et moi l’état, du fait du peu de choix et puisque, de surcroît, j’ai Gaïa avec moi ! Aveugle, moi, ça va pas bien ? Tu oublies que je suis un félin ! D’ailleurs, « on ne voit bien qu’avec le cœur », c’est cité un ex-saint humain et en effet, la cécité de Taupe l’a-t-elle empêchée d’être au top, de se déplacer et d’assister à ce procès ? Mon cœur de Lion choisira la meilleure direction et Gaïa guidera mes pas.

Sa science de la politique et son flair l’auront adroitement sorti d’affaire : ses sujets aimaient qu’on n’oublie pas Gaïa. Par la même occasion, il aura coupé court à toute polémique sur la présidence de la future république, et cela d’une imparable logique.
Chien lui-même se sentira nu devant tant d’évidence convenue et, maladroitement, le sujet à poil tentera de changer de sujet :

- Attention ! Qu’il n’y ait pas méprise : je ne rejoins pas Lion sur une partie de son analyse de la situation. Sur le fond, Lion a vaguement raison. Mais je ne pense pas qu’il faille répondre au terrorisme d’Homme par d’autres formes d’extrémisme, à moins de lui pondre un grand « shalom » ! Devant une telle décision que la condamnation de l’un des nôtres, nous nous devons de prendre du recul dans ce procès de mon c…

A ces mots, et d’une voix étranglée, Lion étouffera un juron et coupera le traître, comme lui seul pouvait se le permettre :

- Un des nôtres ? Depuis quand inclues-tu Homme dans notre tribu ? N’est-ce pas lui même qui nie tout lien de parenté avec nous ou qui concède à grande peine une vague relation passée, tout en distinguant bien la vie animale de l’humaine ? N’est-ce pas lui qui prétexte sa capacité à penser ou même à rire pour expliquer que lui, humain, et nous, animaux, ne sommes pas à mettre au même niveau ? Non mais quelle arrogance, quelle ignorance ! Ce sans-gêne sait-il seulement qu’il a quatre-vingt dix-sept pour cents de gènes en commun avec Chimpanzé son cousin ? Qui peut dire que tel don est bon et que tel autre est bon pour les cons ? Nos caractéristiques diffèrent, comme nos savoir-faire, nos spécialités, mais il n’y a pas de sous-métier. Ce sagouin ne vaut pas moins que Babouin en matières de soins, ce minus ne vaut pas plus que Puce dans l’astuce au saut. « Homme est grand parce qu’il sait qu’il meurt » qu’il dit. Pff ! Homme est à mourir de rire parce qu’il sait qu’il fait mourir et qu’il ne fait qu’en rire. Nous, au moins, avons le respect de la vie comme de la mort et nous ne sommes pas en tort. Pourquoi, dans cette situation d’urgence, devrions-nous faire preuve d’indulgence envers lui, lui faire confiance et inclure la fille et le garçon dans une famille qu’ils renient de toute façon ?

Chien poursuivra sa leçon de séduction. Il aura jusqu’ici parlé d’une voix assurée et langoureuse, parfois même mielleuse, cela étant évidemment une arme judicieuse pour qui défend un client. Et les paroles de Chien sembleront depuis sa première intervention emplies d’une touche de philosophie, ce qui aurait paru particulièrement saugrenu à Homme s’il l’avait vu et entendu. S’il l’avait lu, il ne l’aurait pas cru. Un sage, ancêtre de Lion, avait d’ailleurs pour adage que « si un traître est idiot et ne comprend pas un traître mot de ce qui se dit, c’est qu’il naît sans connaître la liberté, n’est qu’à travers son maître, ne vit que dans le paraître et voit peu à peu ses facultés naturelles disparaître » et pour théorie que l’intellect très select chez les traîtres était dû au fait que les cerveaux dans leurs têtes avaient été très tôt bridés par le mécano mégalo. Car c’était une grande manie humaine que de manigancer, de manipuler les esprits à tout prix comme un grand manitou manie tout, les manies itou, et tout et tout…
La réponse du canidé sera accompagnée d’un habile froncement de sourcils, faisant se plisser les rides et les renflements de sa face en une grimace sympathique, une mimique involontairement comique :

- Pourquoi devrions-nous faire preuve d’indulgence ? Mais sire, simplement parce que, comme tu viens de le souligner, Homme n’est pas fondamentalement différent de nous, de vous tous, messires. Il se trompe de façon certaine en distinguant vie animale et vie humaine, mais le fait que nous ne soyons pas si étrangers est une invitation à le traiter avec le respect dû à son rang de citoyen terrien. Ce n’est pas parce qu’il en manque que nous devons, nous aussi, nous conduire comme des branques à la manque. Car dans ce cas, nous ne nous montrerions pas dignes de nous prononcer, majesté.

Chien pensera qu’il était encore temps pour lui de se désister, de renoncer à cette folie. Malgré le fait que sa décision fût déjà prise depuis belle lurette, et comme une prise de tête, quelques questions tourneront en rond dans sa tête : était-ce bien à lui de s’attirer les foudres de Lion et des autres bêtes ? Pourquoi défendre celui qu’il avait eu mille fois envie de pourfendre ? Pour l’heure, son rôle de leader aura l’air incontesté au sein des siens, ce qui constituera bel et bien une nouveauté. Il les sentira aller dans son sens mais n’osant pas sortir du silence et de l’anonymat que leur procurera l’assistance. Par peur d’aller au charbon, ils s’en remettront à lui, à fond.

Finalement n’était-ce pas son destin que de sortir de l’ombre pour contrer les sombres desseins de Lion ? N’était-il pas arrivé enfin, le jour pour lui de se lever et de se révéler aux yeux des autres comme des uns ? Somme toute, n’était-il pas le meilleur ami d’Homme entre tous et toutes ? En tout les cas, c’est comme ça qu’il le verra. Et il ne sera pas peu fier qu’on le considérât parfois comme son frère. Il avait toujours apprécié cette proximité qui, il fallait le reconnaître, était à mettre sur le compte de la soumission du traître à son maître.
Mais la raison numéro une, celle qui expliquera qu’il montât ainsi à la tribune et qu’il prit tant de risques, sera beaucoup moins altruiste. Il comptera bien défendre crocs et griffes ses privilèges, dont celui d’être entretenu mieux qu’une asperge. L’argument décisif, ce qui l’aura rendu si vif à aller de l’avant, c’était qu’il était bien content de ne pas avoir à chercher son repas tôt le matin, il lui était amené sur un plateau par les humains. Et puis il en avait plus qu’assez des débines, il ne se verra pas réapprendre à chasser sans son frère chasseur et sa sœur carabine. Les traîtres étaient peut-être asservis, mais ils étaient bien servis, eux.
Ce sera aussi une question de cohérence : lui et les siens avaient déjà trahi les uns ; en bon apôtre, il se voyait mal trahir l’autre, sous peine d’errance. Et tant pis si Homme était aussi celui qui lui avait ôté la capacité de transmettre la vie et de faire des petits : ce beau cabot sera un fidèle castrat.
Il se décidera à s’engager sur cette route à sens unique, conscient que tout demi-tour serait dorénavant utopique :

- Je défendrais Homme en son nom, nom de nom !

Rebelle Lion peinera à retenir un sourire qui en dira long sur ce rôle d’improvisation, puis ricanera sur un drôle de ton :

- Pas de quoi te mettre ainsi aux abois, joli minois. Et bien soit ! Ma fille, tu m’épates, te voilà dans la famille des avocates ! Enfile ta robe et file vers l’opprobre, si telle est ta volonté. Nous entendrons donc la défense, mais quand j’y pense, ce pauvre Homme s’est vu attribuer un novice comme commis d’office… Puisque sur les charges retenues contre ce vaurien d’humain, on a déjà fait le point, nous t’écoutons, Chien, afin de voir si ton anti-prose vaut quelque chose. Ton p’tit discours tu vas pouvoir énoncer, avant que nous ayons tous à nous prononcer.

Dans la position de l’avocat qui dois prendre la défense, dans un procès sans suspense, d’un accusé sans innocence présumée, Maître Chien choisira la tactique qu’il convient d’adopter dans ces cas-là : relativiser, mettre l’accent sur les circonstances atténuantes et faire glisser le débat sur une autre pente.

- Pour commencer, je tiens à souligner à priori que je connais Homme mieux que quiconque ici, étant son plus proche ami. Mais je ne suis pas là pour défendre un allié ou vous rallier à ma cause, seulement pour vous démontrer, en toute connaissance de cause, que son vrai portrait n’est pas celui que l’on vous propose. Car la société humaine n’est pas égale devant la critique dans sa responsabilité de l’état critique de la planète : Homme d’aujourd’hui est plus nocif à Terre que celui d’hier, l’occidental lui fait plus de mal au coccyx que tous les autres mâles, les blancs-becs sont plus pesants que les mecs marrons, un prolétaire de la ville et un gars de la terre se montrent vils envers Gaïa et Terre chacun à leur manière… Tout ça pour dire que les responsabilités ne sont pas partagées également entre les humains, loin de là. Et il n’y a rien de pire que d’obéir aveuglément aux injonctions partiales d’un Lion partiellement au courant et de punir un ensemble unilatéralement, sous l’emprise de l’emballement pour cette bizarre entreprise, qui consiste à faire juger une espèce vivante bien qu’absente par des jurés pleins de préjugés. Et puis j’ai l’impression que Lion est très pressé d’oublier le principe de précaution mais que donne-t-il comme caution sur ses intentions ?

Devant cette nouvelle pique, Lion restera stoïque, sans réplique, laissant Chien poursuivre ses critiques :

- Une question me taraude, Lion : pourquoi mènes-tu ce procès bucolique sinon à des fins politiques ? Comment peut-on faire juger un régent par son prétendant ? Tu veux entraîner le règne animal à faire chuter Homme de son piédestal et c’est presque si déjà tu t’y installes. Mais qu’est ce qui nous laisse penser que l’empereur en place laissera la place à un meilleur successeur ? A quoi bon échanger un empereur myope contre un roi aveugle comme Taupe ? Gare au gourou… et à son courroux ! ajoutera-t-il en pensant à ce qu’il venait de dire, s’attendant au pire, à se faire aplatir.

- Objection ! Si je suis venu avec ma compagne en ce lieu perdu, ce n’est ni pour faire campagne ni pour être élu. Je ne suis ici que le guide opportun et si je préside, c’est parce qu’il en faut un et que moi seul ai assez de bide. J’ai été chargé de cette mission par Gaïa afin que cette réunion se passe bien, Chien. M’est aussi d’avis que la question de la succession ne se pose pas, puisque ce sera moi le roi et moi l’état, du fait du peu de choix et puisque, de surcroît, j’ai Gaïa avec moi ! Aveugle, moi, ça va pas bien ? Tu oublies que je suis un félin ! D’ailleurs, « on ne voit bien qu’avec le cœur », c’est cité un ex-saint humain et en effet, la cécité de Taupe l’a-t-elle empêchée d’être au top, de se déplacer et d’assister à ce procès ? Mon cœur de Lion choisira la meilleure direction et Gaïa guidera mes pas.

Sa science de la politique et son flair l’auront adroitement sorti d’affaire : ses sujets aimaient qu’on n’oublie pas Gaïa. Par la même occasion, il aura coupé court à toute polémique sur la présidence de la future république, et cela d’une imparable logique.
Chien lui-même se sentira nu devant tant d’évidence convenue et, maladroitement, le sujet à poil tentera de changer de sujet :

- Attention ! Qu’il n’y ait pas méprise : je ne rejoins pas Lion sur une partie de son analyse de la situation. Sur le fond, Lion a vaguement raison. Mais je ne pense pas qu’il faille répondre au terrorisme d’Homme par d’autres formes d’extrémisme, à moins de lui pondre un grand « shalom » ! Devant une telle décision que la condamnation de l’un des nôtres, nous nous devons de prendre du recul dans ce procès de mon c…

A ces mots, et d’une voix étranglée, Lion étouffera un juron et coupera le traître, comme lui seul pouvait se le permettre :

- Un des nôtres ? Depuis quand inclues-tu Homme dans notre tribu ? N’est-ce pas lui même qui nie tout lien de parenté avec nous ou qui concède à grande peine une vague relation passée, tout en distinguant bien la vie animale de l’humaine ? N’est-ce pas lui qui prétexte sa capacité à penser ou même à rire pour expliquer que lui, humain, et nous, animaux, ne sommes pas à mettre au même niveau ? Non mais quelle arrogance, quelle ignorance ! Ce sans-gêne sait-il seulement qu’il a quatre-vingt dix-sept pour cents de gènes en commun avec Chimpanzé son cousin ? Qui peut dire que tel don est bon et que tel autre est bon pour les cons ? Nos caractéristiques diffèrent, comme nos savoir-faire, nos spécialités, mais il n’y a pas de sous-métier. Ce sagouin ne vaut pas moins que Babouin en matières de soins, ce minus ne vaut pas plus que Puce dans l’astuce au saut. « Homme est grand parce qu’il sait qu’il meurt » qu’il dit. Pff ! Homme est à mourir de rire parce qu’il sait qu’il fait mourir et qu’il ne fait qu’en rire. Nous, au moins, avons le respect de la vie comme de la mort et nous ne sommes pas en tort. Pourquoi, dans cette situation d’urgence, devrions-nous faire preuve d’indulgence envers lui, lui faire confiance et inclure la fille et le garçon dans une famille qu’ils renient de toute façon ?

Chien poursuivra sa leçon de séduction. Il aura jusqu’ici parlé d’une voix assurée et langoureuse, parfois même mielleuse, cela étant évidemment une arme judicieuse pour qui défend un client. Et les paroles de Chien sembleront depuis sa première intervention emplies d’une touche de philosophie, ce qui aurait paru particulièrement saugrenu à Homme s’il l’avait vu et entendu. S’il l’avait lu, il ne l’aurait pas cru. Un sage, ancêtre de Lion, avait d’ailleurs pour adage que « si un traître est idiot et ne comprend pas un traître mot de ce qui se dit, c’est qu’il naît sans connaître la liberté, n’est qu’à travers son maître, ne vit que dans le paraître et voit peu à peu ses facultés naturelles disparaître » et pour théorie que l’intellect très select chez les traîtres était dû au fait que les cerveaux dans leurs têtes avaient été très tôt bridés par le mécano mégalo. Car c’était une grande manie humaine que de manigancer, de manipuler les esprits à tout prix comme un grand manitou manie tout, les manies itou, et tout et tout…
La réponse du canidé sera accompagnée d’un habile froncement de sourcils, faisant se plisser les rides et les renflements de sa face en une grimace sympathique, une mimique involontairement comique :

- Pourquoi devrions-nous faire preuve d’indulgence ? Mais sire, simplement parce que, comme tu viens de le souligner, Homme n’est pas fondamentalement différent de nous, de vous tous, messires. Il se trompe de façon certaine en distinguant vie animale et vie humaine, mais le fait que nous ne soyons pas si étrangers est une invitation à le traiter avec le respect dû à son rang de citoyen terrien. Ce n’est pas parce qu’il en manque que nous devons, nous aussi, nous conduire comme des branques à la manque. Car dans ce cas, nous ne nous montrerions pas dignes de nous prononcer, majesté.

Chapitre 8 : Des hauts, des bas, des bassesses et des débats

Le félin ne tombera pas dans le piège de ce malin de Chien. Lion, dont l’un des atouts était de tout savoir sur les forces et faiblesses de chaque espèce, connaîtra parfaitement son aisance à corrompre les consciences, technique dont Chien avait en abondance fait l’expérience sur Homme. Il n’aura jamais sous-estimé le pouvoir des yeux de Chien à inspirer la pitié ou la compassion, c’est selon. Et il réalisera maintenant à quel point l’humain avait salement déteint sur Chien, qui utilisait désormais allègrement l’émotion pour mobiliser les opinions.
Il sera temps pour le sire de se ressaisir et d’en finir :

- Chien, ne joue pas l’intellectuel ; avec ton esprit superficiel, tu ne sembles pas réaliser qu’il s’agit ici d’un cas exceptionnel, d’une première autant par l’urgence de la situation que par la nature de l’accusation. En outre, en outrageant les lois du bon sens, Homme se met une fois pour toute hors-la-loi et hors de toute défense. Ce procès dépasse toutes les règles du droit et de la justice appliquées jusqu’ici. Pour la première fois n’est pas jugé un individu d’une espèce mais une espèce et tous ses individus. C’est la justice de Gaïa qui prend là le dessus et qui impose une intransigeance totale contre l’abus fatal de cet être puéril qui met l’existence d’une planète entière en péril. Pile ou face, quoiqu’il se passe, c’est Gaïa qui a l’as : l’issue de ce procès sera peut-être vaine mais restera jusqu’au bout incertaine, car nous ne sommes pas les derniers maîtres de nos destinées ! Notre décision finale, si de Gaïa elle a l’aval, ouvrira la voie à une vraie démocratie multiraciale, car la majorité absolue aura enfin la parole, fermant ainsi la gueule à l’ex-idole des groupies asservies, à la gente des gens que nous haïssons tant ! Il ne s’agit pas ici de nous montrer justes mais juste de prendre, pour de bon, la bonne décision.

- Qui est… émettra Chien, à moitié incertain.

- Vous la connaissez tous et toutes aussi bien que moi : au diable cette fois nos pulsions refoulées, nos frustrations cachées et notre patience illimitée ! L’heure n’est plus à espérer, car des siècles d’espoir d’une vie sans histoire ne nous ont conduit qu’à reculer, au quotidien, devant ce vaurien. Combien de fois avons-nous, dans notre lit, fait des rêves fous et élaboré des scénarii de fou visant à lui faire payer ses tueries ? Et combien de fois avons nous réalisé ces projets ? Les statistiques nous donneraient à tout casser un taux de zéro un pour cent, ce n’est évidemment pas assez… Certes, certains ont bien réussi à punir cet Homme minable pour ses crimes abominables. Mais les rares fois où cette vengeance a pu se concrétiser n’ont été que des actes isolés : ici Requin Blanc a pu, sur un malentendu, croquer un surfeur imprudent, là Loup a pu faire la peau à la bergère du troupeau mais en fin de compte, ce damné d’Homme sort quasi-indemne et sans aucune honte de ses exactions envers les mondes minéral, végétal et animal !
Il faut sévir, et pour de bon, car nous avons la solution : elle se trouve dans l’union et la répression contre l’oppression, elle consiste à utiliser notre malheur contre l’oppresseur. Le temps fut trop long où nos divisions et nos caprices ont empêché toute intervention salvatrice. Mais celle-ci viendra en temps voulu et nous auront besoin de vous, traîtres à la traîne, et de vos sciences politiques, diplomatiques et humaines.
Evidemment, cela ne sera pour personne un choix évident. Condamner un terrien, c’est tout de même condamner un contemporain, un concitoyen, même s’il est plus con que citoyen. Moi-même qui l’accable devant vous, ça me fait tout che-lou parce qu’il m’arrive aussi de le trouver aimable. Mais on n’est pas là pour faire au cas par cas, les gars ! Car voilà qui nous amène à nous poser bien des questions sur cet énergumène et en particulier celle de la nature humaine. Moi, quand je vois une infime cellule qui pullule, pollue et s’en prend à l’organisme auquel elle appartient, j’en viens à me poser des questions : est-ce bien une cellule comme moi ou juste un greffon rajouté, un rejeton à rejeter ?

- Que ce genre d’inepties puisse sortir de la gueule de notre soi-disant roi me laisse pantois, mais pas sans voix ! Voyons, Lion : ce discours est un peu court, dis-moi… Pourquoi voir des différences là où il n’y a que des dissemblances ? Vue de l’extérieur, notre étrange assemblée de spécimens parlants doit d’ailleurs avoir l’air étonnamment humaine. Homme ne nous est pas en tout point opposé, c’est un théorème de base à poser. Je sais de quoi je parle : je l’ai longtemps observé et j’ai pu remarquer qu’il existait autant de pluralité au sein de la famille des humains que dans l’animalité. Bon ou moins bon, il n’en existe pas deux identiques, mais ils ont pour commun point commun d’être bordélique. C’est le genre de locataire qui n’a pas pour priorité de laisser le studio dans l’état où il l’a pris, qui ne l’a pas appris, ou qui, en se développant, l’a oublié. Et au fil du temps, vil taudis est devenu l’appartement. Tous autant que nous sommes, habitants végétaux, animaux ou humains, nous ne sommes que des cellules vivantes, composantes de Gaïa, qui, sur terre, en l’air et dans les airs, vive, hante Terre. Toutes nos actions ont pour unique conséquence de participer à la vie de l’esprit. Et de ce point de vue, il y contribue au moins autant que nous, amenant avec lui sciences, arts, cultures, passion, ou encore réflexion. Sans aucun doute son apport et le nôtre sont-ils sans commun rapport même si ça n’empêche pas l’autre d’être en tort…
Car force est aujourd’hui de constater qu’Homme peut être considéré comme un cancer qui nuit à la santé de notre belle planète Terre Je vous rejoins dans ce diagnostic, Lion, mais il y a un hic ! Cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’une cellule à réduire à l’état de bulle. Homme est une cellule défectueuse et infectée qu’il s’agit là de soigner plus qu’un virus à éradiquer. Car comme n’importe quelle espèce du vivant, il est indispensable à son bon fonctionnement. A mon avis, la priorité n’est donc pas de le juger et de le condamner, comme vous semblez tous prêts à le faire ; au contraire, il est de notre devoir d’examiner ce patient imaginaire et de trouver les remèdes à sa maladie, même s’il ne manque pas d’air. Cesse donc de jouer l’hyper crétin, le technocrate qui ment pour enfin répondre au serment d’Hippocrate. Si je me fais son avocat pour son bien, je vous demande à vous tous, jurés, de vous faire son médecin. Car la pure et simple sanction ne nous fera pas sortir de cette dure situation. Peut-être y a-t-il une prévention à faire en amont ? Nous n’avons pas fait preuve d’attention et nous n’avons pas su mettre en œuvre des mesures de protection quand il en était encore temps, alors, lors de cette rencontre, ce serait aller contre le bon droit et la raison que de pratiquer directement la répression à son encontre. Notre mission va au-delà du seul procès, c’est ce que Lion a oublié de préciser : nous nous devons de laisser à Homme une dernière chance de se rattraper, signer avec lui un nouveau bail et le remettre dans les bons rails. Et je suggère que l’on coopère avec ce compère pour sortir Terre de son état précaire. A commencer par le climat, qu’il nous faudra re-régler et rien que pour ça, nous aurons besoin de bien des bras !

Déterminé à mettre ce coriace canin à l’épreuve, Lion se décidera à avancer en terrain miné, sans preuves :

- Voilà maintenant que tu plaides en faveur de son aide ? C’est Terre à l’envers ! Faire appel à lui pour réparer ses dégâts, ce serait faire comme Homme quand il a recours à la climatisation pour lutter contre l’augmentation de la température : ça aggraverait l’état de fait sans apporter de solution. L’humain vit bien au-dessus de ses moyens. Il méprise ses ressources naturelles limitées, tellement que ça frise la débilité ! Et puis, il n’aurait pas la manière ni assez de matière pour lutter contre l’effet de serre qui fait tant transpirer Terre. Cette démarche lui demanderait non seulement de réparer ses erreurs grossières, mais aussi de faire marche arrière, d’aller vers plus de simplicité et de sobriété. Je ne l’en crois plus capable, son inertie notable ne laisse entrevoir aucune éclaircie, et il est trop tenté par le superflu, par l’appropriation et l’accumulation pour ne pas céder à la tentation. Maintenant on a atteint un point de non-retour et tout ça à cause de ce putain de lourd, qui, pour sûr, n’a pu voir le jour avec le recours de l’amour. Et si Homme n’était pas un enfant désiré de Gaïa ? Je pose la question car la question s’impose ! S’il était arrivé sans que sa présence n’ait été souhaitée ? Peut-être cette petite terreur est-elle le résultat d’une petite erreur de manipulation de Gaïa ou d’un dysfonctionnement dans le mouvement de l’évolution : le merveilleux mécanisme de la vie n’est pas sans faille et les yeux de Gaïa ne sont pas sans paille…

A ces mots, Paon fera la moue puis, d’un coup, fera la roue, ses chatoyantes couleurs devant tous étalées, et il laissera tomber :

- Ah la la ! Le procès dure…

Cette pirouette deux en un sera son moyen à lui de montrer son mécontentement devant la tournure que prendront les événements. Paon, talons baissés, montrant ouvertement son arrière-train, prendra la posture exhibitionniste et impudique qu’on affectionnait tant dans sa clique. Ce Paon teint, lui-aussi manipulé par Homme, trouvera étrangement ici l’occasion de manifester sa présence et d’exprimer son opinion. Car si c’est un us et coutume de coutume chez les animaux que de montrer son derrière, cela constituera, à ce moment précis et de sa part, une insulte à part entière. Il n’appréciait pas qu’on s’asseye ainsi sur Gaïa, qu’on révise l’histoire rien que pour foutre le bazar. Mais le flamboiement des couleurs de sa queue ne touchera que bien peu le cœur des acteurs : la nuit, tous les habits sont gris.
Ignoré comme il se doit et comme moins-que-rien par le roi comme par Chien, Paon rangera ses plumes et laissera le molosse présumer, tout sauf féroce :

- Lion, crois-tu Gaïa capable d’une telle aberration ? N’as-tu rien de pire comme dires ? Supposer qu’Homme est le résultat d’une évolution non désirée, c’est remettre en cause la perfection même de Gaïa, et cela s’appelle du blasphème ! L’avènement d’Homme fut le fruit de sa volonté propre, et de rien d’autre… Crois-tu notre mère, pourtant omnipotente, incapable de maîtriser le processus de l’évolution galopante ?

Lion, les traits fendus d’un rictus mauvais, répondra :

- Et toi, Chien insipide, crois-tu Gaïa assez stupide pour engendrer un enfant matricide ? Aurait-elle décidé de mettre fin à son existence, et à la nôtre, en donnant naissance à cet être autre qui causerait sa perte ? Si je blasphème, ce que tu assènes pose aussi problème !

La biodiversité animale se retrouvera autant dans leurs caractéristiques morphologiques et psychologiques que dans les courants religieux, qui, bien que considérant tous Gaïa comme être supérieur, auront différentes intensités dans la ferveur.

Une partie de ces artistes avait en effet une foi animiste et pas triste. Les « gagas de Gaïa », extrêmement fervents, voyaient en tout être vivant un ami permanent. L’adoration indéfectible qu’ils vouaient aux éléments de la nature offrait souvent un amusant spectacle, fait d’excès dans la mesure et d’accès de démesure. Pour certains, manger un autre être vivant animal pouvait alors devenir un supplice insupportable. Beaucoup de carnassiers seraient depuis longtemps devenus végétariens s’ils n’avaient crû impénétrables les voies de Gaïa et les lois de Terre, s’ils n’avaient risqué de briser l’équilibre de la chaîne alimentaire et de végéter à ne rien faire. Serpent à Sonnettes, gourmand d’omelette et ovipare, donc très à part, aurait même volontiers opté pour le végétalisme et renoncé, par altruisme, aux œufs d’oiseaux, un régal pourtant vital dans ce grand zoo, s’il ne s’était agit de sa survie. Il se trouvait des êtres tellement sensibles au vivant que le fait même de manger des végétaux révulsait étonnamment. Parmi eux, Raton Laveur était sûrement celui qui y mettait le plus d’ardeur : frottant, baignant, trempant sa nourriture dans l’eau, il perpétuait ce rite ancestral, qui était autant une activité ludique qu’un rituel purificateur et cathartique. Dans le genre mélodrame, il y a aussi Hippopotame, souvent surpris en flagrant délit en train de nettoyer le corps sans vie d’Antilope, de le veiller et de porter le deuil de la dame, au grand dam des goujats et des « anti-lope-sa ».

Il existait par ailleurs un mouvement spirituel qui avait le vent en poupe et dont la pierre angulaire était la foi dans le groupe, cela au travers d’un fort instinct grégaire. Pros du management et des ressources animales, semblables au mouton de Panurge dès que ça urge, la communauté prenait pour eux l’ascendant sur l’individualité. Et Gaïa était pour eux un aimant, le ciment qui les maintenait soudés contre les éléments, avec le sentiment que un plus un font cent.

A l’inverse, il y avait aussi une frange animale qui n’avait foi qu’en le « moi ». Pour elle, le seul moyen de faire front à la loi du plus fort et à la mort était de ne compter que sur soi. La vie en solitaire et au grand air était pour ces hardis-là le plus beau des paradis.

Enfin sévissait chez les traîtres, soi-disant incultes, un courant religieux qui s’était vissé à Homme, et qui lui vouait un culte. Dès son apparition sur Terre, ses caractéristiques si particulières avaient effrayé, émerveillé un certain nombre d’animaux, les plus faibles selon les moqueurs, et la réponse à de tels sentiments avait été la constitution d’une croyance en Homme comme prophète, comme envoyé de Gaïa sur la planète. Il était pour eux un être semi-divin, un héros qu’ils tentaient d’imiter, en vain. De l’admiration à la domestication il n’y a qu’un pas : dans leur combat pour la survie, ils avaient trouvé comme échappatoire la soumission et comme exutoire la religion.

Les frontières entre croyances n’ayant rien d’imperméable, les influences réciproques auront créé un ensemble fait de bric et de broc, les plus sages piochant ici et là, mélangeant des éléments ad hoc, tendance new age. A une autre époque, ce syncrétisme aurait eu des allures de saint crétinisme.

On retrouvera ces différentes conceptions dans les oppositions récurrentes et c’est pourquoi procureur et avocat auront du mal à s’accorder sur le cas d’Homme, chacun s’étant accommodé du lien qu’il voyait entre l’esprit divin et la naissance du bébé.

Chapitre 9 : Révélation comme un affront

Le traître se résignera alors à émettre, à contrecœur, ce qui ressemblera à une supposition pleine de rancœur et de rancune, mais qui n’en sera pas une :

- Peut-être Gaïa fût-elle mue par un besoin quelconque, fût-il futile, en tout cas plus fort qu’elle : cons que vous êtes, cela vous échappe-t-il ? Car enfin, puisque l’insistance n’est pas suffisante, je me dois d’utiliser la véhémence : l’omnipotente Gaïa a souhaité la venue d’Homme comme elle a souhaité et amené notre présence, apparemment insuffisante. Y a pas débat : pourquoi attribuer à un aléa ce qui fut manifestement quelque chose de délibérément décidé et voulu ?

- Et pour quelle raison Gaïa aurait-elle souhaité son arrivée ?

Intrigué, Lion aura grogné ça avec mauvaise humeur, l’air inquisiteur. Ravi de son petit effet, de l’intérêt soudain provoqué, la mine rayonnante de Chien se fera insinuante :

- Allons, allons, Lion…. Tu n’ignores rien des menus détails qui distinguent l’animal de l’humain : la différence est de taille, elle n’a rien de ténue. Vous avez été, comme moi, surpris de découvrir ce langage commun qui nous permet de débattre ici et aujourd’hui. Homme fonde une partie de sa supériorité sur sa capacité à communiquer à l’infini. A l’évidence, si la nature l’a pourvu de capacités globalement largement supérieures aux nôtres, c’est que Gaïa tenait à créer un être autre, une entité apportant un « plus » sensible et plus susceptible de répondre à des besoins particuliers…

Ne sachant pas trop où il voulait en venir, c’est sans se languir que l’assemblée se laissera porter par cette harangue, la buvant littéralement, n’ayant rien d’autre à se mettre sous la langue. Et c’est sans grande peine que Chien la tiendra en haleine. Malgré les moqueries des autres, il était connu et reconnu comme féru d’anthropologie : cabot de terrain et dogue de sciences, sa logique pragmatique ne laissera personne dans l’indifférence.

- Ne prenez pas ça pour une hypothèse, mais dans sa genèse, Gaïa a engendré Homme pour son propre « plaiz’ », pour qu’il la distraie de ses attraits, l’amuse de ses foutaises et l’apaise dans ses malaises. Au sixième temps de la création, après avoir créé à son aune océans, continents, flore, faune, j’en passe et des meilleures encore, Gaïa s’ennuyait déjà : désœuvrée, elle eut l’idée de rajouter à son œuvre, par le truchement de l’évolution, un être assez différent des autres vivants, une innovation. Malgré votre mauvaise foi et votre connaissance restreinte de l’humain, vous ne pouvez ignorer à quel point la civilisation humaine est passionnante, enivrante et même rarement soûlante pour Gaïa, qui en est restée baba et qui, depuis, ne s’est jamais plus ennuyée. Vous nous traitez de traîtres et vous vous moquez de nous, mais vous passez à côté du show dément qu’est le côtoiement de notre nounou. Vous nous pensez asservis en nous voyant le servir, mais c’est pour nous le prix à payer pour nos loisirs. Et puis, vous ignorez ceci : peu après son apparition, malmené par de rudes conditions de vie et par des ennemis pas vraiment prudes, Homme exigea de Gaïa qu’elle mette des animaux dociles à sa disposition afin de faciliter son intégration. Nous fûmes donc sacrifiés pour assurer son confort et priés de faire des efforts. Telles furent les consignes de Gaïa : que faire dans ce cas-là ? En contrepartie, elle nous dota d’un sens du spectacle, qui nous fait goûter, aujourd’hui encore et quotidiennement, à un délicieux repas de bon temps et d’amusement, mais que vous ne pouvez malheureusement apprécier parce que non-initiés… C’est un mal pour un bien : nous rions sous cape et lui s’en tape bien, il ne capte rien. Ainsi notre honneur est-il sauf, car si ce beauf semble nous mener par le bout de la queue, c’est lui le bouffon et nous qui rigolons. Notre respect pour cet état des choses, c’est la base de cette symbiose. Tant qu’il a l’impression que c’est lui le savant, nous sommes gagnants. Pour moi, c’est un exploit extraordinaire que de lui avoir laissé penser ça durant des millénaires… Vous voilà maintenant au courant d’un des plus grands secrets de tous les temps. Homme lui-même a comme oublié cette faveur qui lui a été faite et qui lui a facilité la fête. Nous seuls, domestiqués, étions au parfum : et oui, un traître est plus malin qu’il peut le paraître ! J’espère que cela fera taire les mauvaises et trop longues langues, par trop exsangues, au point qu’elles fourchent et qu’elles tanguent.

Il est des révélations qui vont au-delà de toute négation. A ce moment précis, personne de doutera de la véracité de tels propos et personne ne cherchera à nier aussitôt ce qui, instantanément, était devenu évident. Du stade de captivée, la foule des animaux passera alors à celui de captive de son nez, de ses naseaux, le souffle coupé par l’annonce de Chien, pas si nabot, mine de rien. Elle aura jusque-là suivi l’affrontement avec l’intérêt qui est dû à ce genre d’événement. Prenant seulement parti dans les temps impartis, elle aura, dans son ensemble, adoptée une attitude plutôt moribonde, en dépit du fait que ce procès concernât tout le monde. Elle aura longtemps préféré laisser à ces deux foudres de guerre le soin de se battre et de débattre de l’avenir de Terre, pour se glisser dans le rôle agréablement neutre de spectateur. Chacun soutenant son poulain, canidé ou félin, personne ne voulant vraiment se mouiller les mains. Mais cette révélation aura sérieusement secoué l’ensemble des sauvages, de sorte que les quelques endormis auront été vivement tirés de leur dodo par les sursauts de surprise des autres convives. Méduse en restera médusée, Babouin en sera carrément sur le cul, qu’il avait nu, et Guépard n’en reviendra pas, même s’il continuera à se montrer gai par courtoisie. Cela sera une réelle stupéfaction que de découvrir le pourquoi de la domesticité des traîtres, mais plus encore, cela sera l’élément déclencheur d’une véritable prise de conscience de la mise à mal de la condition animale. Cela donnait enfin un sens à leur comportement soumis qui aura toujours été de l’ordre de l’incompris pour les non-initiés au fascinant spectacle de l’humanité. Mais la résolution de cette équation n’aura que peu de poids par rapport à ce que sous-entendra la révélation. Dans toutes les têtes, celle-ci sera perçue comme un affront simultané à toutes les espèces laissées pour compte : ainsi Homme était-il arrivé là pour combler un manque affectif de Gaïa. Blessée par tant d’injustice, l’assistance aura tout à coup l’âme transie d’une amoureuse trahie. Car jusque-là, Gaïa aura eu le mérite de conserver l’aveugle confiance de ses créatures, animales bien sûr, et ce, quelles que soient leurs croyances. Et patatras ! Voilà que soudain tout ce bloc de sûreté se trouvera fissuré. L’idée abjecte d’avoir été considérés comme des animaux-objets les aura traversés…

Estomaqués, ils auront vraiment de quoi l’être, mais sans que cela ait aucun lien avec la faim. Et, soit dit en passant, c’est vrai que celle-ci aurait dû commencer à tenailler les estomacs et occuper les esprits depuis longtemps ! Mais tous auront été saisis par ce même esprit qui leur avait apporté l’intercommunication et qui leur donnera aussi l’impression d’une satiété constante, mettant ainsi sur pause cet instinct qui en d’autres circonstances aurait fait se jeter Rorqual sur Lion de Mer, Fourmilier sur Termite et peut-être même Aigle Royal sur Mite. Sans cela donc, on eut assurément assisté à la plus grande boucherie de tous les temps et ce bout de cirque n’aurait servi à rien, tout ce procès aurait été vain.
Comme les autres, Lion ne sera confronté à aucun problème d’alimentation, mais ce que Chien aura révélé au grand jour aura été un formidable coup de poing à l’estomac et il se trouvera à genoux, l’esprit et le corps vidés, comme pieds et poings liés. Elle sera bien loin maintenant la béatitude d’antan : ébranlé dans ses certitudes par cette révélation et plongé dans une attitude de doute, il se verra placé dans l’inconfortable position de celui qui maîtrise mal son sujet ou qui n’est pas au fait de toute l’actualité. Réalisant la véracité probable d’une affirmation si ciselée, il mettra quelques instants à se relever, pour finalement reprendre la parole, la voix hachée :

- Ainsi, Homme était un caprice de l’artiste suprême et votre servitude un cadeau pour ce fils narquois, une sorte de « je t’aime », quoi… Ma foi, pourquoi pas ! C’est vrai que ça ne sonne pas faux, que c’est plutôt à-propos. Il est plus doué que nous pour beaucoup… Il s’est construit une civilisation d’une complexité que n’égale que sa diversité… En fin de compte, ce chouchou est pour Gaïa un joujou bien mieux que nous…

Il y aura encore un temps de pause, car il faudra qu’ils se reposent. Le temps ralentira son cours dans cette cour tellement cool et déjà nettement saoulée. Ni l’alcool ni la colle ne seront responsables de l’ivresse de ces espèces mais plutôt les médicaments. C’est qu’il leur faudra digérer la pilule que leurs orifices auditifs auront ingérée en apéritif. Et dire que le digestif restait encore à venir…