Une idée du lieu où se déroule l'action : le Roi Lion fut une source d'inspiration

Une idée du lieu où se déroule l'action : le Roi Lion fut une source d'inspiration

Chapitre 6 : Où l'on voit les traîtres apparaitre

L’unité sera totale, comme s’ils ne formaient qu’une seule entité animale. Les acquiescements fuseront sciemment, les approbations pleuvront bruyamment : le long flot fayot de ces paroles anormales en dira long sur le sentiment général. Un temps, on pourra croire que cet étrange sens qui les unissait par la langue s’étendait aussi à l’intelligence. Cette unité de points de vue fera un temps illusion et l’accord tacite semblera l’espace d’un instant acquis sans discussion.

Mais petit à petit, défiant la pensée unique, certains sèmeront la panique. A contre-courant de cette rivière d’ « Il a raison ! » et de « Oui-Oui » bénis par Lion, un radeau contestataire d’ « Attendez... » et de « Pas si vite ! » ira en s’amplifiant, résistant à ce déferlement approbateur et remontera le courant pour finalement arriver aux oreilles du président. Il faut toujours un peu de temps à l’opposition pour se mettre en branle, avant qu’elle n’ébranle les positions.

Ces protestations émaneront d’une frange infinitésimale de l’assemblée animale et plus précisément de ceux qui, dans leurs rapports et dans leurs activités, étaient les plus proches de l’inculpé. Il s’agira bien entendu des espèces qui vivaient à son contact, appelées domestiques par leur maître, mais que les autres êtres, sans aucun tact et de manière assez cynique, surnommaient traîtres.
Une voix aboiera, d’une acuité de castré. Tiens donc, elle viendra de Chien.

- Gare au manque de discernement que sous-entend cet assentiment primaire, que sous-tend ce comportement grégaire. L’unanimité n’est pas chose acquise quoique tu en dises ! Lion, je prends la parole au nom de Vache, Cheval, Lapin, Pintade et de tous mes frères et sœurs de condition. Nous sommes tous, compagnons d’infortune, au service d’Homme, qui est ici l’objet de vos rancunes. Je sais que vous êtes nombreux à nous considérer comme des moins-que-rien, mais notre avis compte aussi bien !

Surpris, Lion s’attardera sur le gâte-sauce, sur ses assoces et son regard aura quelque chose d’atroce. Muscles bandés, pose belliqueuse, il semblera un temps sur le point de bondir de la touche sur ce poids-mouche, comme un entraîneur mécontent d’un joueur. Il réprimera une irrépressible envie de faire goûter la force de sa patte à l’importun, ne jugeant pas le moment opportun. Chien était l’être que Lion pouvait le moins sentir, après le patron de l’empire, il va sans dire. Ce bougre de Chien, ayant juré fidélité à son cousin du bourg, chassait ses cousins sauvages affamés et en quête de ripaille tels que Renard, aux goûts pile pareils qu’Homme en matière de volaille. Chien était depuis longtemps devenu Loup pour Loup et pour tous les autres gars routiniers de ces coups. Et point de circonstances atténuantes à cette attitude surprenante ! Pour Lion, tout était question d’autodétermination. Il ne pourra concevoir que les serviteurs d’Homme se soient laissés ainsi asservir sans coup férir et que, depuis, ils se soient résignés ainsi à leur sort, vendant par-là même leur âme et leur corps.
Ces êtres à qui faisait défaut la fierté dans les yeux portaient sur eux la marque des traîtres, et il ne fallait pas être bien devin pour distinguer un sauvage d’un moins-que-rien. Assommer un de ces ectoplasmes eût donc été la réalisation d’un vieux fantasme… Mais contrairement aux apparences, Lion était un peu comme Lama, emprunt de philosophie zen et adepte de la non-violence. Se refuser à verser dans la violence, qui était pour lui le dernier refuge de l’incompétence, lui semblera aussi un moyen de ne pas céder à la facilité et de ne pas foutre en l’air le procès. Il était conscient de sa force physique, mais dans la bataille pour la vie et surtout pour la survie, il comptera s’en servir plutôt comme d’un joker que comme de la carte à jouer la première. Seulement, la présence de l’un de ses deux ennemis numéro un réveillait en lui son instinct le moins gentil. La perspective de la bagarre lui aura fait monter la salive à la bouche, mais il renoncera aussi à cracher à la gueule de Chien, ce qu’aurait fait Lama dans ce cas-là. Ç’aurait pourtant été à l’évidence la réponse rêvée à une telle impudence. Mais d’une salive d’appoint, il aurait encore besoin. C’en était trop et il se résoudra donc à tester ce microbe au micro.
Prenant la foule à témoin, Lion fera entendre, ni plus ni moins, la cinglante réponse du félin aux félons :

- En voilà que je vais renvoyer paître ! Quel poids a la parole d’un traître ? Quel pied-tendre peut bien oser la prendre ? Tu fais partie de ceux que l’on devrait juger pour collaboration avec leur patron ! Dans un pacte d’enfer, vous avez participé à ses actes et vous lui avez offert sur un plateau vos oreilles, votre queue et votre cœur en même temps que votre honneur. Oserez-vous à nouveau trahir vos frères animaux ? Estimez-vous plutôt heureux de ne pas être cités dans l’acte d’accusation pour la complicité de vos actions ! S’il m’avait été donné de fixer les règles, vous ne seriez pas ici présents comme jurés mais purement et simplement jugés. Gaïa en ayant décidé autrement, c’est maintenant le moment de vous rattraper. Alors votre silence, maintenant et à l’unisson, serait le moindre des prix pour votre trahison !

Puis se tournant, mutin et rieur, vers celui qui paraîtra être le supérieur de cette mutinerie :

- Chien infidèle, depuis quand mets-tu tant de zèle à ouvrir ta gueule, de quel droit oses-tu prendre la défense d’Homme à toi tout seul ?

Même s’il n’aura qu’à peine montré les crocs, MC Lion, en laissant tomber son imaginaire micro, se sentira calmé par le flow endiablé de ses propos, persuadé d’avoir rempli sa tâche, d’avoir enfin mis à terre son adversaire et d’avoir remporté le clash. Mais il faudra plus que ces lyrics basiques pour venir à bout du culot du cabot.
Et d’une implacable logique, Chien lui donnera la réplique :

- Du droit de chaque citoyen de Terre et de chaque créature de Gaïa à bénéficier d’un avocat ! rétorquera Chien qui ne comptera pas s’en laisser compter.

Là-dessus, par tant d’aplomb ahuri, Lion glissera d’une voix soudain radoucie :

- Cette ordure ne vous, ne nous a-t-elle pas déjà assez couvert d’ennuis et d’injures ? Enfin quoi, n’est-il pas l’heure d’en finir avec ce vaurien pour le bien de notre avenir ? Bon sang, à quoi bon prendre la défense de celui qui sans cesse nous offense ? C’est insensé !

Ragaillardi par cette inflexion imprévue du ton de Lion, Chien continuera à jouer, au flair, ce rôle qui commencera drôlement à lui plaire. Pour une fois qu’un traître était son propre maître… Chien prendra un air ennuyé pour poursuivre son plaidoyer :

- Homme a bien des devoirs, auxquels il a manqué j’en conviens, mais en soi il a aussi des droits, ou bien ? Peut-être parce que je suis plus proche de lui que tu ne l’est, peut-être aussi parce que j’ai plus de courage que vous autres sauvages, et bien je ne te laisserai pas les lui retirer, tout Lion sot que tu es !

Cette intervention, et en particulier l’apostrophe finale, auront l’effet d’une bombe au sein de cette assistance plurale. Jamais un traître n’aura osé un tel bon mot : traiter Lion de lionceau…
La foule, qui, dans son ensemble, ne connaissait rien en matière de procès comme en matière de politique, basculera dans le flou à la suite de cette intervention lyrique. Car qui l’eût cru ? Ces traîtres que tous s’imaginaient brimés et dont tous pensaient qu’ils seraient les premiers à condamner Homme, les voilà qui, bille en tête, viendront porter la répartie au roi des bêtes !

Embarqué dans une partie de poker-menteur avec ce contradicteur, Lion ne manquera pas de remarquer qu’il se trouvait dans une position inconfortable et risquée. Car cette opposition, qu’était-ce d’autre qu’une remise en cause de son pouvoir jusque-là incontesté et que ce con testait, peut-être pour voir. Elle était aussi le signe d’une incompressible incompréhension et d’un désaccord latent qui régneront sur terre, dans les airs et dans les océans.
Et la récente découverte de la communication inter-espèces ne sera pas pour rien dans cette espèce de désunion passagère. Ce n’est pas tant la nécessaire période d’adaptation que l’expression facilitée des contestations qui sera la raison des soucis de Lion. Alors que la quasi-impossibilité de communiquer aura jusque-là été la pierre angulaire de cette dictature mammifère, le brisement de cette frontière sera l’étincelle mettant le feu à la poudrière. Il lui en aura fallu peu pour le remarquer : les dissensions étaient profondément marquées. Chacun aura son mot à dire, son testament à écrire, comme une dernière volonté avant de partir. Sûrement la peur de l’avenir et l’angoisse de la poisse ajouteront-elles à l’énervement et à l’ire.

Malgré le peu de représentativité des mutins, il se sentira contraint d’éteindre ce départ d’incendie, sûrement bénin. De fait, Rebelle Lion n’acceptait pas de rébellion, a fortiori lorsqu’elle était tournée contre lui. Ce roi des animaux était un brin mégalo.
Il n’y aura pas d’autre alternative pour lui que de livrer bataille contre ce bétail, contre ces mercenaires à la solde à Homme, mais en moins sanguinaires. Et dans le fond, cela ne lui déplaira pas d’affronter ces effrontés : il faudra laver l’affront. A l’évidence, l’absence de contradiction était un signe de décadence et Lion souhaitera avant tout éviter la déliquescence de l’étatique essence, Gaïa. Un petit peu d’opposition dans le règne animal, chez ses chers sujets, ne pouvait pas faire de mal si elle était bien maîtrisée. Si les circonstances l’avaient permises et pour le remercier de lui donner ainsi l’occasion de réaffirmer son autorité, Lion aurait volontiers gratifié d’une lèche au cul bien méritée ce Chien, lèche-cul confirmé et fin connaisseur en ce secteur.
Il n’aura jamais douté qu’un jour, son autorité et sa vérité seraient remises en question, car l’illusion de l’accessible contestation est le nerf de la domination. Il n’aura jamais douté non plus du fait que cette contestation viendrait des traîtres : ils avaient les traits de leur maître. Mais ce qui l’ébahira, c’est que celle-ci arrive par Chien, qui n’était pourtant pas réputé pour sa témérité. Regard hagard et visage blafard, Chien sera l’incarnation du parfait trouillard. La néfaste complicité d’Homme l’amenait parfois à réaliser de dégueulasses actes de bravoure, comme à la chasse à cour, mais mis à part ça, il vivait dans la paresse, dans l’attente de la caresse.
Regard inquisiteur, Lion jugera qu’avait sonné l’heure :

- Alors comme ça, tu comptes jouer les apprentis avocats ? Et bien soit, si tu te juges armé pour ça… Je te laisse conduire sa défense, même si cela ne me semble que démence. Car vous vous êtes tous aventurés sur un chemin bien risqué, et vos marges de manœuvre seront très étriquées. C’est cher que vous paierez la défaite, vous autres traîtres.

- Ne vends pas la peau de Chien avant de l’avoir dans ton sac, d’ac ? rétorquera celui-ci du tac au tac.

La troupe des traîtres domestiques, regroupée en cercles concentriques comme pour mieux se protéger, constituera une bien faible minorité, tant en nombre qu’en force armée. Quelle possibilité a-t-on de se faire entendre quand on est Dinde ou Cochon d’Inde et qu’on sent l’haleine chaude de Tigre du Bengale dans son cou, descendant jusqu’à chatouiller les amygdales ? En temps normal, l’intimidation, qui avait déjà sauvé Barabas, et la peur de se faire tabasser eurent été le fin et maître mot de l’histoire, mais en ce jour spécial, même les plus faibles auront un gros moral. Aucun des membres de cette coalition ne résistera à l’envie de manifester discrètement et à sa manière sa désapprobation, sentant qu’il y avait là moyen de déstabiliser un peu plus le félin. Une attaque de biais est souvent bien plus efficace qu’un face à face. S’ensuivra donc un boucan de basse-cour à abîmer les tympans alentours comme celui de Toucan Culik, qui sortira d’un coup de ses rêveries mélancoliques. Ceci ne sera pas du goût des autres espèces : c’est que ces contestataires, d’habitude tenus en laisse, commenceront sérieusement à leur taper sur les nerfs. Provoquant palabres et altercations, ces gêneurs mécontents continueront à jouer les empêcheurs de tourner en rond et entretiendront un bruit de fond digne d’une baston, ce qui n’aura rien d’un bon signe aux yeux de Lion. Encore une fois, il lui apparaîtra que la route serait sinueuse et les embûches nombreuses. A commencer par ces traîtres, qui, fidèles à leur maître absent, venaient foutre le bordel au mauvais endroit et au mauvais moment.
L’animosité croissante des sauvages envers ces obscurs personnages annoncera à coup sûr un pur carnage. Il semblera clair que ces avocats devraient défendre Homme et leur peau à la fois et que cela ne leur serait pas de tout repos.

Ces fortes dissensions n’échapperont pas à Chien, qui, perpétuellement aux aguets, sentira instinctivement venir le danger. Le risque était grand de voir les choses dégénérer gravement pour lui et ses suivants. Il se sentira pris entre deux feux, tiraillé entre deux enjeux.

D’un côté, il y aura l’immense majorité des animaux, qui avait trouvé l’unité dans ce procès de tous les excès et qu’il était en train de se mettre à dos.
De l’autre côté, il en ira de sa relation avec Homme, qui l’avait à la bonne, une relation basée sur la fidélité ! Cet allié de circonstance était aussi celui qui lui apportait sa pitance et ceux qui jugeaient cette alliance contre-nature étaient les mêmes qui n’avaient que des problèmes à trouver de la nourriture pour leur progéniture.

Le dilemme sera à double tranchant, à double tête tranchée, car il était évident que ni lui ni Chienne ne seraient à la fête en cas de défaite.

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